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POURQUOI J'ECRIS

 

Pourquoi j'écris . Curieuse démarche, à y penser, à la fois sans prétention et extrêmement immodeste.

D'un côté, je sais bien que ma maigre contribution par rapport à la masse déjà écrite n'est que l'instant en regard de l'éternité, la gouttelette dans les océans.

             D'un autre, cependant, il y a, aujourd'hui surtout, dans cette masse, tant de stupidités, tant d'œuvres inauthentiques, commerciales et, il faut bien le dire, si mal écrites qu'elles enlèvent tout scrupule au moindre d'entre nous de par leur existence même. La licence dans tous les sens du terme.

            D'autre part, j'écris en fait pour moi ou pour les miens, et encore pour certains des miens. Comment, en effet, oser montrer aux parents qui vous ont donné le jour l'image que vous avez retenue d’eux? Quelle audace si vous le faites, ou quel ridicule reste d'une vieille éducation, sinon celle-là même, au fond, qui fait le sujet de toutes mes pages… Quelle audace aussi d'ériger devant leurs yeux en tableau, en modèle, en œuvre plus ou moins travaillée, sinon artistique, des scènes, des personnes, des idées qu'ils ont éventuellement détestées, leur vie durant, ou repoussées de toutes leurs forces, ou bien aimées de façon si secrète, si personnelle qu'ils ne pourraient éprouver, en les lisant, que déception ou colère… J'ai trop de respect pour eux et trop d'amour propre. Comme eux, je tiens à mes visions personnelles. Celles que l'on a formées dans l'enfance et dans la prime jeunesse sont, j'en suis sûr, les plus vraies, les plus fortes. Je tiens à l'expérience que j'ai vécue, ou alors à mes rêves, à la réalité de mes rêves…

Peut-être écris-je plus sûrement pour mes enfants, qui seront un jour ma mémoire, afin qu'ils sachent qui ils sont, d'où ils viennent, quelles étaient leurs racines, pour qu'ils se reconnaissent dans une terre, un ciel, un paysage ou seulement des objets familiers. Pour qu'ils apprennent aussi, si c'est possible, le pouvoir des mots, celui de faire revivre quand on le souhaite ce qui n'est plus depuis longtemps, mais qui a été, c'est sûr, acco es segur…

            Enfin, et c'est là toute l'ambiguïté prétentieuse de mon chemin, j'écris aussi parce que mon témoignage peut être important. Qui n'a pas son petit témoignage à faire passer ? Demandez le petit témoignage à la mode ! C'est presque devenu indispensable de témoigner, même si l'on est moins que rien, même si, en définitive, on peut très bien laisser témoigner les autres. Malgré tout, je crois que quelques-unes de mes images peuvent provoquer  chez certains de ma terre, oublieux jusqu'alors, une réalité perdue de vue provisoirement, mais d'un provisoire  qui peut devenir éternel.

 

Claude Chatelle, Toulousain, Ariégeois, Occitan du dedans, dont l'occitanisme parle avec tant de beauté et comme malgré lui à chacune de nos rares rencontres a donné corps récemment à cette idée de façon si claire: comme lui je suis né et j'ai vécu dans une période capitale pour notre région, à la fin de la dernière guerre.

Nous avons connu les derniers prolongements d'une civilisation paysanne qui était l'héritière directe de tous les siècles passés, depuis le plus ancien Moyen Âge, depuis la romanité…

Ensuite, dans le début des années soixante, la fin du temps des chevaux et l'avènement de l'automobile, l'éclosion de la télévision et certains bouleversements sociopolitiques comme la guerre d'Algérie ont tué cette civilisation.

            Dans mon village natal, sur les premiers escarpements des Corbières, mes grands-parents qui avaient connu 14-18, vivaient comme leurs parents, qui avaient connu 70, et ces derniers vivaient eux-mêmes de façon très proche de chacune des générations précédentes. L'écart qui nous sépare de nos père et mère est plus grand que celui qui les séparait eux-mêmes de leurs arrière-grands-parents.

            Malgré la vapeur, malgré le chemin de fer, malgré l'électricité, les progrès ont été pour eux tous insensibles. En 1955, les viticulteurs traçaient leur sillon en appuyant sur les mancherons de la charrue, derrière le boulonnais ou le breton, plus souvent une rosse sans race ou une mule. J'ai souvent vu travailler même à la houe, le bigos, et déchausselerde proche en proche chaque pied de vigne tandis que le barralet et sa cannelle attendaient à l'ombre. Mon grand-père le maréchal-ferrant affûtait tour à tour à chaque demi-journée chacun des deux seuls carrelets de ses clients. Le lançant dans la cour depuis le plateau de la charrette sans arrêter l'attelage, ils le lui laissaient poli et usé, pointu et arrondi comme le sera l'avant du T.G.V.; il le leur rendait noir et acéré, pointe bifide et concave; c'était l'ordinaire de son travail et mes lointains aïeux Guillaume et Pierre l'avaient fait avant lui.

            J'ai connu… J'ai connu très exactement ce que trente petits Bayre au moins, de dix générations successives, ont eu avant moi.

J'ai connu les étés, j'ai connu les hivers, et les printemps et les automnes. J'ai connu les blés, j'ai connu les foins. J'ai connu l'avoine et la luzerne fourragère. J'ai connu le raisin. J'ai connu des vendanges domestiques à futaille de bois, hotte, comportes, masse, trémie et foudre bouillonnant quand on colle l'oreille sur son ventre. J'ai foulé de mes pieds nus de pétillantes blanquettes, je me suis glissé le premier dans le foudre à peine ventilé, ma bougie à la main, pour caresser ses brillances de rubis avant d'en récolter le tartre. J'ai aimé le travail rythmé du pressoir, dont la clenche et les joyeux ahans résonnent encore dans ma tête. J'ai remplacé sous la flèche de la grue palière ma grand-mère malhabile, que son fils, jusque là, hissait à bras-le-corps sur le chariot pour glisser les élingues au bras des comportes. Et la fête du vin nouveau…

            J'ai moi-même connu le temps des routes blanches empierrées, toutes sauf celle de Narbonne à Lézignan, et le vaste cercle de fer de la roue du tombereau ou du grand chariot faisait crisser grès ou calcaire aux écarts. Là, sur des échines de roche dure, impossibles à repousser, des siècles de charrois avaient sculpté la même ornière historique. Le temps que je fasse mes études supérieures, de 62 à 70, mon village était peuplé d'étrangers qui parcouraient des chemins godronnés dans de nombreuses voitures. Le pas creux du sabot de quelque cheval ne retentissait plus sur la route… de grandes pistes ont été tracées au bulldozer dans le massif de la pinède, effaçant de minuscules marécages ou de petites grottes qui auraient pu être identifiées comme biotopes rares ou habitats paléolithiques, et les chasseurs de casquettes sont à pied d'œuvre en quelques minutes pour leurs mémorables bredouilles, là ou un aller-retour demandait tout un après-midi à un vrai chasseur.

            Simultanément, plus de vendanges familiales, et rien que la vigne industrialisée. Plus de pressoir; aux foudres, les douelles de chêne bien ajustées ont été hachées une à une. Plus de chai ombreux où l'on tourne à tâtons le robinet de bois au ventre  du tonneau pour emplir la bouteille d'un chant rosé qui monte crescendo. Vive les coopératives et le vin des autres !

            Également, en ce temps-là parce que je vivais cette expérience, j'ai sans m'en rendre compte appris le français et la Langue d'oc.

            Mes vieux parlaient plus volontiers cette dernière, même si, écoliers appliqués, ils s'étaient exercés à parfaitement maîtriser le Français à l'école. Papou, Alphonse Mounet, Aurore, ceux qui aimaient raconter pour moi, avaient un art consommé de l'imparfait, du passé simple, du passé antérieur et des temps du subjonctif, si mal employés de nos jours, dans les temporelles. Je suis aujourd'hui capable, en m'efforçant, de soutenir la Langue d'oc une conversation que mes enfants ne comprendront pas. Ils n'ont plus qu'une langue. Eux seulement réalisent le succès des vieilles lois laïques qui visaient à étouffer les langues locales, mais le Français seul n'a pas, comme jumeau survivant de la tradition, rassemblé sur lui les richesses des deux. Non, leur langue unique est hélas plus pauvre que chacune des deux lorsqu'elles étaient parlées en alternance par nos anciens.

 

             Enfin, fin finala, nous avons, sauf de rares exceptions, quitté nos racines, épousé des filles de très loin, renouvelant les gènes, rompant avec sa consanguinité ou du moins l'endogamie. Mes père et mère étaient du village, leurs pères et mères et également leurs parents. Du côté paternel, c'est sûr, les mêmes familles s'étaient plusieurs fois unies. À partir de moi et de chacun de mes frères, c'est fini. Quels seront ceux qui, après moi, viendront de moi-même ?

            Je dirai même plus. Par leurs fiertés altières de manants ou de seigneurs, par leur goût excessif du passé de leur éducation, par leurs jalousies et leur individualisme légendaires, les miens, je crois, sont à chaque génération délibérément restés dans le passé de leurs pères et, de nos jours, ceux qui survivent sont amers et mal à l'aise. Le temps viendra où moi-même, qui ai peut-être plus que d'autres des miens, reçu du ciel la faculté de mémoire, ou plus concentré sur moi de ces horribles défauts d'inadaptation, le temps viendra où je me sentirai un étranger chez moi. Mes propres enfants, aux marches de la Gaule Belgique, chercheront en vain leurs racines.  Quand nos contemporains seront morts, l'oubli s'étendra, léger, mais définitif, sur les cistes cotonneux au délicates roses froissées, sur les romarins et les rouges pierriers, les pinardelles  houleuses, les côtieus évanouis… Quelque promoteur immobilier, macarel, hil de puta, se  fera gloire de les découvrir, à moins que le sombre hiver nucléaire ne les ait déjà anéantis.

 

                                                                                                Henri B. Laboucarié 

 

            

 

 

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