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LA BUGADE

 

       Faire la bugade, c'était faire la lessive, tout simplement. Mais que d'opérations recouvrent le seul fait de nommer cette banale tâche ménagère !... Opérations inattendues pour l'ignorant de nos coutumes, mais ravissantes pour celui qui les a connues. Cette tâche est totalement mécanisée aujourd'hui, sinon gouvernée par l'électronique; elle ôte tout contact avec la matière, ce qui est le but visé, bien sûr, mais elle est tellement éloignée de la nature et combien peu écologique ! Notre propreté même salit notre eau; le Rhin charrie des paquets d'écume blanche… Chez nous jadis, en revanche…

        Mais prenons tout au commencement. Comme dans toutes les sociétés vivant en autarcie, j'imagine, rien de ce qui se consommait ou s'usait chez nous n'était définitivement perdu ou détruit. C'est d'ailleurs une caractéristique de bien des mentalités paysannes que cette tendance à vouloir tout garder: on saisit l'objet déjà jeté ou juste avant. On le porte à ses yeux, bien près. On le détaille du regard. On le hume, on l'estime, en mesurant le sentiment que l'on n'a pas cessé d'avoir pour lui, toute sa vie durant, aussi bien que son prix hypothétique, c'est-à-dire ce qu'il a coûté jadis, ce qu'il coûterait aujourd'hui et ce qu'il permettrait encore. Alors, presque toujours, on le replace; rarement dans un ordre précis, d'ailleurs, mais en un désordre foisonnant, capharnaüm intolérable aux yeux d'étrangers à nos coutumes…

       Or donc, rien ne se perdait et la lessive commençait en fait jour après jour dès la dernière en date par une lente récollection de la cendre du foyer. On les entassait en quelque coin reculé de la maison, à l'abri des bêtes malpropres. En même temps, s'accumulait aussi, pendant des mois, après usage, le linge blanc qui descendait des piles inépuisables des grandes armoires sombres: fins draps immaculés, brodés au chiffre du chef de famille ou à celui de son père quand un partage avait lieu, quelquefois à celui d'un aïeul plus reculé encore, car le textile était bon et d'un usage modéré. Comment oublier, dans la pénombre jalouse des chambres, toujours entrebâillées bien mince pour garder le soleil au-dehors, l'ouverture solennelle de l'armoire ? La porte grince, immense, menaçante. La blancheur saisit, multiple, bien rangée, et l'odeur…l'odeur du linge propre, parsemé de la lavande des Pradelsou de celle, déjà presque exotique, car plus lointaine, des hauteurs de la Brigolhèra , que la main de la lavandière, encore ridée par l'eau, glissait entre les plis…

       Trois mois, quatre, quelques fois plus. Trois mois, durant lesquels l'oncle Jean, par exemple, au même jour de la semaine, changeait sa chemise blanche, qu'il arborait dimanche et ordinaire, chemise à grand panelet à soufflet, sans col. Pour les occasions importantes, il ajouterait un col dur? Boutonné par-dessus, et un nœud de cravate à grandes ailes. Avec le pantalon gris foncé à rayures, avec la tailloleplus claire, trois fois roulée autour des hanches, et le gilet noir sans manches décoré de la chaîne de montre, la chemise de toile blanche était l'essentiel de l'habillement pour un homme.

       Au jour choisi, ma mère, le matin, installait dans le hangar, près de la porte, le cuvier de fer-blanc, immense, dont le fond était supporté par un solide entablement de bois. Nous le surélevions d'un demi mètre sur des moellons, de façon à ce que sa vidange surplombât aisément ensuite un vieux seau à vendange. Dans le fond du cuvier, maman disposait des couches et des couches de linge: draps, chemises, caleçon, grands mouchoirs de lin. Une fois le linge épuisé, elle le recouvrait d'une toile de jute très serrée, immense, dont les bords remontaient par-dessus les parois du cuvier et en retombaient assez largement. Il fallait que la toile n'eût pas le moindre petit trou. C'était très important, car à présent, maman versait par-dessus le tout, et bien retenue par la toile, toute la cendre accumulée. Une épaisseur de trente centimètres au moins, uniformément répandue. Ce serait là le principe actif de la lessive. La soude. La soude de la cendre. Chimie simple, gratuite, inoffensive et remarquablement adaptée par des siècles d'économie et de pratique domestiques. Avec le sale on fait le propre. On blanchit avec le noir, l'âtre. Une chose et son contraire, c'est toujours la même idée. Gardez-vous de vous fier aux apparences…

       Pour l'heure, il fallait tout de même faire passer la vertu de la soude au travers des couches de linge sale. C'est alors qu'intervenait le deuxième ustensile, magnifique objet de fer forgé et de cuivre qui a hélas disparu de toutes nos maisons: le fourneau. Un fourneau de forme cylindrique évasé vers le haut, grand comme un enfant de dix ans. Son buste, élargi, contenait de l'eau. Son ventre, comiquement posé sur trois petits pieds de fer était un foyer dont la cheminée traversait le réservoir d'eau obliquement et de bas en haut, puis se prolongeait jusqu'à deux mètres de hauteur par un tuyau de poêle.

       C'était moi qui ouvrirais et fermerais la porte pour y introduire le combustible, de grosses pommes de pin d'Autriche ou sylvestres que j'avais moi-même ensachées au Pas de la Mule, où elles venaient bien grosses. Leur peu de cendre n'encombrerait pas le petit foyer. Le tirage était extraordinaire. Les petites bombes fusaient en ronflant et cette bruyère chauffait très rapidement. À grandes cassolées, maman puisait l'eau bouillante et arrosait la cendre, uniformément. Au début, à cause de la grosse absorption, il fallait, au fur et à mesure, remplir de nombreuses fois le réservoir et un volant d'une centaine de litres d'eau, deux peut-être, circulait régulièrement entre le cuvier et le fourneau. Quand toutes les épaisseurs étaient imprégnées de lessive chaude, il suffisait de la récupérer avec un jeu de récipients appropriés, sous la goulotte du cuvier. Je choisissais la plus raide et la plus longue feuille du laurier-rose pour prolonger le jet et le bien faire verser au centre du seau. Je soulevais la clenche du fourneau, j'introduisais les pommes de pin, je portais les seaux. Je regardais ma mère verser la lessive, l'air grave, appliquée. La bugadesentait bon, j'étais heureux.

        Quand la cendre se tassait, je voyais parfois apparaître la coquille d'un œuf, que j'avais mangé à la coque tel jour, ou un autre objet qui avait fini sa carrière dans les flammes de la cheminée et non dans le tombereau de Petit-Paul, l'employé municipal. Mais ce n'était plus une saleté. A quatre-vingt-quinze degrés durant deux heures, tout avait été nettoyé, assaini, comme l'avait fait le feu déjà auparavant.

        Une fois l'opération achevée, la cendre irait à la terre du jardin. Le linge, en plusieurs panières d'osier que nous vendaient les gitanes, serait d'abord rincé au bassin du jardin. Maman n'allait pas au lavoir municipal, au demeurant bien joli, et surtout commode à nos baignades de garnements; elle disposait au jardin d'un grand bassin à deux bacs près de la pompe et du puits. C'était alors une longue et sonore séance de battoir. Ensuite, je l'aidais à étendre sur quelque bartas, en une lande voisine, au grand soleil de midi, chaque pièce fixée par quatre pierres sèches, écartelée entre le bleu du ciel et les buissons de thym ou de romarin, de bruyère ou de genêt, qui parachevaient l'action purificatrice de la cendre en imprégnant nos toiles de leurs arômes.

       Peu d'éléments de notre vieille civilisation dont je me souvienne ne m'ont frappé autant que la bugade. Le nom lui-même: évoquerai-je lebug, terme générique pour récipient, ou bien le verbe bugear, verser, ou encore la buga, la buée qui se dégageait à chaque fois comme une gloire vaporeuse autour du cuvier odorant. Jadis, on disait bien : buée, mais ce n'est plus compris.  Ce nom, je ne lui connais pas d'équivalent en Français; il est caractéristique, je veux dire qu'il a du caractère, il désigne une chose précise, concrète, et elle seule. Il n'est donc pas galvaudé, mais approprié; il est un nom qui se respecte, un nom propre.

       Au-delà de lui, l'enchaînement des gestes nécessaires pour réaliser la tâche elle-même montre de façon très forte que le mode d'existence de nos anciens était fortement lié à la nature, qu'il s'inscrivait avec une grande et simple beauté dans les équilibres naturels que l'ont redécouvre aujourd'hui, avec une angoisse passionnée pour certains, avec un snobisme en fait indifférent pour d'autres. Sage et complexe subordination d'opération dont aucune n'est faite pour elle seule, mais exploitée dans plusieurs directions où elle est efficiente, et, de surcroît, entièrement dépendante des autres, sans lesquelles elle ne pourrait avoir lieu. C'est un schéma analogue à celui des pyramides écologiques de nutrition, depuis le puceron, le moustique et le ver de terre jusqu'au prédateur dominant, schémas triangulaires que nos élèves apprennent au collège. Si un chaînon est infecté ou supprimé, l'espèce au sommet de la pyramide est menacée d'extinction. C'est le renard, c'est la cigogne, c'est le faucon pèlerin. C'est au bout du compte, tôt ou tard, l'homme.

       Ensachant des pommes de pin au Pas de la mule, je protégeais le sol, si peu que ce fût, contre les incendies, comme la Marie du Tit de son côté, charriant à longueur d'année sur son dos de crépitants fagots d'argélatspour son feu. Je ne faisais pas que préparer une belle bugade, pour laquelle des bûches n'eussent pas convenu, et en utilisant la soude sous cette forme, ma mère et mes aïeules rendaient à la nappe phréatique une eau peu concentrée, non souillée, naturelle.

       Sage et complexe subordination d'opérations faites, enfin, sans aucune importance   donnée au temps, mais avec la certitude que, en quelque sorte, il ferait tout lui-même, car une fois exsudée la peine de nos bras, tout nous était de toute façon donné, parfois avec parcimonie, parfois en quantité suffisante, mais inéluctablement, par le retour des jours et des saisons.

       Décidément, la bugadem'a rendu bien sérieux et par trop philosophe. Pour me faire pardonner, je vous raconterai bientôt une autre histoire, aussi à base de soude utilisée pour nettoyer, c'est celle du légendaire savon des Gruissannots.

                                                                                                   Henri B. Laboucarié
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