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Le Faïsset

 

Deux anglicismes

Près de la misère ; mon père et Monsieur Pauc

Histoire d'un cordage

Saint Antoine et l'appariteur

Faïsset est une métonymie. Faïs désigne le fardeau, le fagot du bûcheron de La Fontaine. Tout fagot est mal fagoté, il a besoin d'un lien pour transformer des objets multiples ne cherchant qu'à sauver en un objet unique et docile qui se laisse porter. Ce lien, c'est le faïsset.

         Notre faïsset à nous, c'est un bon gros cordage de chanvre formant un bel anneau épissé sur lui-même à l'une des extrémités, tandis que l'autre se termine par un cul de porc bien serré en pointe. Cela nous permet de l'enfiler sur lui-même et nous jouons innocemment, ignorants des connotations psychanalytiques de ce geste ou bien philosophiques, de celle du cercle, figure célèbre :

                                    "hydre absolue, ivre de ta chair bleue,

                                      Qui te remord l'étincelante queue

                                       Dans un tumulte au silence pareil"

Nous ne voyons pas davantage l'allusion à la pendaison. Dans notre existence à Boutenac, de gros soucis nous accablent, mais nous savons nous réconforter en faisant grandes les petites joies quotidiennes et l'idée de la mort volontaire ne nous effleure pas. Nous savons que tous trois que papa et maman ont périodiquement des soucis d'argent. Ils s'atténuent quand Jeannot Perrin vient nous annoncer que la production familiale "a eu le label, qu'il ne faut pas confondre avec le warrant. "Oh, et je l'ai warranté, moi !". Je ne sais d'abord pas ce que cela signifie. Label, warrant, je ne connaîtrai l'orthographe et l'origine de ces mots que bien plus tard, et le second d'ente eux, prononcé avec l'accent des Corbières (R apical et couleur très sonore de la syllabe nasalisée), a une curieuse tournure à mes oreilles. On a le varan, pensais-je.

Warrant,varan. Je ne songe même pas encore à l'immonde lézard géant du Komodo que le reportage animalier -et pour cause- ne nous a pas encore fait connaître. Il n'est pas dans ma référence de biologie, les aventures d'un jeune naturaliste, que nous lisons à tour de rôle et à haute voix à la veillée pour les quatre autres. En fait, le warrant était un vrai désastre, dans ces années de mévente, c'était le bénéfice d'une vente anticipée, mais garantie, d'où le nom. Certains vendaient le vin sur souche, bien avant la récolte. On imagine tous les aléas de cette situation. Que restait-il à ceux-là durant les longs mois d'hiver, si dès la fin du printemps la récolte était déjà partie ? Et quelle joie pouvaient-ils avoir de la vendange, en sachant que son profit, parfois, était déjà dissipé ? On peut dire que les vignerons languedociens, depuis1907 et même avant, étaient misérable. Mes parents, quant à eux, s'efforçaient de ne pas vendre trop tôt. Ils attendaient que le raisin fût au moins à l'abri dans les foudres. Le moment difficile était la montada d'August. Ce terrible courant du dernier mois avant la vendange était un vrai casse-tête pour les familles. J'imagine que mes parents se sont couchés, souvent bien découragés, levés de même.

 

Les années où, ni Warrant ni Label ne valorise la récolte, ou bien celles où l'avenir est plus assombri encore parce que "c'est tout cournoué" ( court-noué, autre expression familière, mais mal comprise), parce qu'il a grêlé, malgré les nombreux tirs du canon antiparagrêle (allez apprendre aux municipaux que deux négations se détruisent), qu'il "est tombé de la gelée blanche" (l'albièra), que la pluie excessive a provoqué une coulure importante de la fleur, que le mildiou (autre anglicisme, mais reconnu, quant à lui) s'y est mis, ou bien le cochylis

( celle-là, je la connais, c'est un petit ver blanc qui donne un minuscule papillon) et bien, ces années-là, après un moment de concertation parentale tellement urgente que les parents n'attendent même pas le secret de leur chambre, Papa gagne dans le haut du village la maison de Monsieur Pauc. Il en reviendra avec une aide financière immédiate. Quelques fois, jadis, c'est l'oncle Pélo qui l'avait généreusement apportée. Mes parents ont chaque fois remboursé une fois la récolte vendue. Mais toujours le renouvellement du même exercice de funambule.

Monsieur Pauc est l'un des rares Boutenacois à être bienveillant avec Papa que la plupart ne considèrent pas vraiment comme l'un des leurs. Il était le grand ami de mon grand-père Romain et il était bienveillant avec son fils. Il a su mesurer l'adversité à laquelle le jeune Marcel a été confrontéaprès son baccalauréat du fait de ses études supérieures interdites et de ses rêves brisés. S'ensuivit son retour à la terre comme ouvrier agricole de sa mère d'abord, comme tout petit propriétaire ensuite. Aussi M. Pauc lui apporte-t-il aide et conseil. C'est ainsi que ce dernier, de prêt hasardeux en nouveau prêt de même, l'a finalement incité à changer d'existence. Monsieur Astier, le receveur des impôts à Lézignan le faisait de son côté auprès de ma mère lorsqu'elle lui apportait son écot. Un beau jour, sachant que le meilleur moyen de convaincre un homme est de circonvenir d'abord son épouse, M. Pauc les a rencontrés ensemble tous les deux et a proposé de faire entrer mon père au syndicat agricole de Narbonne dont il était administrateur. Mon père pourrait transporter ensuite ses pénates et ses jeunes descendants dans cette ville. Ce qui fut fait entre 1951 et 1952. En fait M. Valleix présidant dudit syndicat proposa sa candidature au concours du Crédit Agricole où papa fit carrière.

         Raconterai-je la mère et les enfants longuement agenouillés dans la chambre devant la statue de la vierge de Lourdes,

pendant que les épreuves se déroulent à Narbonne ? Raconterai-je l'année de séparation entre mon père et les siens, durant laquelle il vécut à la communauté des prêtres rue Faber ? Raconterai-je ses retours joyeux le samedi ? Raconterai-je les préparatifs gardés secrets malgré notre jeune vulnérabilité devant les cancans ? Et notre installation à Narbonne, et le fermage des vignes confié à Armand, et ce que devint la maison natale ? Je le ferai, peu à peu, car j'ai, depuis que j'ai commencé toutes ces pages, le souci de consigner l'histoire des miens, moi qui aurais tant voulu connaître ceux qui vécurent jadis et ne m'ont laissé que quelques rares signes de ce qu'ils furent…

         Voilà où m'a mené l'histoire du faïsset avant même que je ne l'aie entamée. Ne tardons plus, la voici.

         Nous sommes en 1950. C'est jeudi. Nous sommes aux Rénelles avec papa, le mulet et la charrette.

Rénelles, c'est une déformation de l'Arnella, féminin languedocien d'Arnaud. Arnal fut probablement l'un des premiers propriétaires du tènement. C'est un bel endroit de plaine juste au pied de la colline de La Petche ; il faut, pour y aller avec l'attelage, traverser le ruisseau du carnier par un petit pont sous lequel nous jouons souvent ; à pied, on coupe à travers les vignes et nous longeons le jardin de Louis Rousset, bien enclos de haies de roseaux. Le grand levier de la pousalanque y oscille en grinçant, le père de Simone, épouse de Tonton Elie, jardine en ce moment.

La vigne est barrée au Nord-Ouest par de grands tamaris qui abritent nos jeux. Au bord du fossé, mes parents ont planté quelques pêchers qui trempent leurs racines dans l'humidité et gonflent leurs fruits au soleil. Entre les vignes et les tamaris, un tapis de douces graminées nous invite à étendre la toile de tente et à nous ébattre. Au-delà s'étend la vigne d'Édouard Mailhac.

            À quel jeu avons-nous passé le temps, pour lequel le faïsset nous fut un instrument commode ? Je ne sais plus. À un moment, nous saluâmes Édouard, l'air toujours sombre, basané, un peu crasseux comme devaient l'être bien de nos paysans des siècles passés. Il est le mari d'Anna Cros. Leur maison, non loin de la nôtre, de l'autre côté de la place du café Gentes, est appelée la Prison. Sur le côté droit de la porte, en effet, une large et longue grille en fer forgé, ancienne, cache une ouverture du sous-sol. Nous imaginons que c'est là la prison. Cela nous fait frissonner et attribuer aux habitants de la maison un caractère mystérieux et redoutable. Voilà pourquoi Édouard nous effraie un peu.

            Nous jouâmes. Nous jouâmes avec la toile de tente, avec des bâtons, avec le faïsset, nous jouâmes malgré les maladies de la vigne ou rendus insouciants dans notre jeu par une récente attribution de label ou de warrant. Nous jouâmes.

            Vin le moment de partir. Nous sautâmes dans la jardinière.

"C'est moi qui me mets là ! Papa, je m'occuperai de la mécanique. -Oui, ne vous disputez pas. Tiens, dit Papa à celui qui est jaloux, toi, tu tendras les guides." Suprême cadeau. Mais c'est bien facile : Malborugh connaît le chemin : il rentrerait aisément seul et même les yeux fermés. C'est presque le cas vraiment, car il a une paire d'œillères gigantesques. Et il le fait d'ailleurs quelques fois, ce diable de mulet.

Attaché à la vigne par le nœud de cabestan auquel papa a une confiance absolue, il se détache quand il le souhaite et prend le grand galop en direction du village pour le plaisir de jouer un bon tour à mes parents. Et ses maîtres de courir après lui, en vain la plupart du temps, sur le chemin poudreux des Vignals. Malborough les attend ensuite à la porte de l'écurie. Il les salue en riant. Il rit véritablement de ses babines rases, si douces au toucher, et proclame sa victoire par quelques cris sonores, cris de mulet qui ne sont ni braiements ni vrais hennissements.

            Aujourd'hui, Malborough est bien sage. La jardinière cahote gaiement. Nous voici à la route de Gasparets, au frais lavoir que nous utilisons comme piscine lorsque le courant a chassé du bassin les savonnades.

            Une fois arrivés à la remise, nous nous apercevons que le faïsset n'est pas là. Notre bon cordage de dix mètres a disparu. Nous pensons l'avoir oublié à la vigne. Aussi, comme la femme de la bible qui a égaré chez elle une pièce de monnaie et bouleverse son intérieur jusqu'à ce qu'elle l'ait retrouvée, nous retournons à pied aux Rénelles pour l'y chercher.

            Nous ne le retrouvons pas. Édouard encore présent maugrée en réponse aux questions de mon père quelques syllabes inaudibles "…que non, l'aï pas vist…" Aucune rangée de vignes n'est oubliée dans notre recherche. Nous passons même les proches buissons de la garrigue au peigne fin. Nous visitons le fossé d'un bout à l'autre. Le faïsset n'est pas plus à la vigne qu'il n'était sur le chemin du retour. Le serpent a cessé de se mordre la queue. Le cordage est pour de vrai devenu une couleuvre et elle s'est glissée dans son trou pour ne jamais plus en sortir.

            Pauvres parents, sans doute volés par le voisin. Presque convaincus de cette possibilité parmi d'autres, ils ne pouvaient rien faire qui la concernât. Pauvres enfants, pleins du sentiment de leur culpabilité. Personne, hors nos contemporains, ne peut imaginer quelle importance pouvait ainsi revêtir à nos yeux la perte irrémédiable d'un outil de l'existence quotidienne, si misérable fût-il.

            Père et mère adoptèrent deux conduites : une religieuse et l'autre républicaine.

            Chez les catholiques, Saint Antoine de Padoue est le saint patron des étourdis et les aide à retrouver les objets qu'ils ont perdus. Maman acheta donc un cierge. Et nous le fîmes brûler ensemble devant la statue du saint dans notre église, tandis que papa négociait une tournée complète d'annonce à la trompette,

avec l'appariteur, au cours de laquelle Petit-Paul révéla à tous les échos du village "qu'un faïsset a été perdu par M. Marcel Bayre au tènement dit "les Rénelles" ou dans le trajet entre ledit et son domicile. Prière de bien vouloir le rapporter à son propriétaire."

            Papa n'avait pas pu faire ajouter "contre récompense". Quand on en est à rechercher un faïsset perdu, chez nous, dans les années cinquante, comme d'autre le feraient d'un bijou précieux (telle Mme Lasne au marché de Narbonne), quand on a de surcroît payé l'appariteur et payé Saint Antoine, on ne peut pas en plus récompenser rubis sur l'ongle.

 

                                                                                        ***

 

LES MONGETTES

 

 

 

          "Mon Diu, qu'aquelas mongettas sont bonas ! A caduna son pet, manhaga ! " C'est ainsi qu'Elodie, une assiette pleine de haricots à la main, vantait telle récolte ancienne qu'elle était en train de trier. Sa main allait, venait, poussant les grains du bout des doigts pour en écarter une pierre, un tégument vide, un cotylédon veuf et jauni, rongé par le charançon. Elle triait les mongettes pour son cassoulet du lendemain et, ce faisant, sa pensée était multiple.

            Elle aimait en effet caresser les petites sphères à peine aplaties, légèrement allongées, à sentir leur masse, leur densité de légume sain, plus sensible à leur bruit sur les parois de l'assiette qu'à leur poids même. Elle éprouvait de son ongle la dureté de la peau sèche et comme vernie, blanche et imperceptiblement veinée de gris. C'étaient bien des mongettes, ni des vilains Saint-Michel bariolés, haricots rouges juste bons à enfiler en colliers, ni de luxueux lingots du Nord, des Soissons : non, c'étaient des mongettes, de bien modestes mongettes venues de l'an passé à son jardin de la rivière que lui cultivait son fils Achille. Mais devant ma mère, dont la table pourtant ne serait pas plus riche, et qui aurait trié des lentilles vertes du Puy ou des fèves. Elodie éprouvait, par fierté sans doute, le besoin de vanter cet ordinaire frugal sur le mode gaillard.

            Loin de moi le souci du calembour, mais elle s'exprimait comme si ces légumes délicieux, ne devaient leur mérite qu'à leur venteuse vertu : "A cada mongetta son pet".  Chacun aura compris, je pense, sans que je traduise littéralement.

            A mon âge, j'avais mes entrées dans toutes les maisons de la parentèle. J'allais fréquemment chez Elodie et Aurore, sa fille. Je ne me souviens pas les avoir vues toutes deux autrement que petites vieilles ensemble. Elodie, il est vrai, était dans ses nonante, et Aurore, qui interpellait Papou d'un allègre " Salut, la classe !", était donc née comme lui en 1888.

            Aurore avait, à l'époque, déjà passé ses soixante. Vieille fille, elle avait, dès la mort d'Ernest lo noceur, son père, pris le vêtement noir et ne l'avait plus quitté. Pourquoi elle, fille d'amours aussi tapageuses que celles de ses parents, elle qui avait dû être jolie, plus fluette et plus mignonne que sa mère, elle qui avait un si beau prénom, pourquoi était-elle restée célibataire ? Jalousie vigilante et oh combien instruite de la part de ses parents, ou simplement mystère, mystère des destinées enchaînées par le temps qui les fait se suivre, mais point se ressembler… Hubert, Vincent, Achille et Jean-Pierre s'étaient mariés, mais pas leur sœur. Il faut remarquer aussi que son millésime, sa "classe, fut combattant entre 14 et 18, et peut-être sa vie a-t-elle été bouleversée, comme bien d'autres, par la guerre lointaine.

            Aurore était épicière.

Elle avait succédé à la mère d'André Thomas, femme d’Eloi, le maçon, celle qui surveillait ses pratiques par un guichet vitré avant de quitter sa cuisine. Elodie restait la mère au foyer. C'est à ce titre qu'elle préparait les mongettes. J'allais de l'une à l'autre. Une volée de marches sur le côté du couloir séparait leur maison proprement dite de l'épicerie, pièce rapportée, partie de la maison voisine qui lui avait été accolée et avait appartenu aux Font Rouge auparavant, dont naquirent Elodie et aussi ma grand-mère paternelle. Rose Font rouge, femme de Louis Romain Bayre.

            Je me rappelle la vitrine marron, juste en face de ma

maison natale, les deux publicités métalliques clouées sur les panneaux, le Bouillon Kub

– mais nous avions nos potages maison – et Nestlé, un grand nid plein d'oisillons et de réalisme,

avec le vermisseau dépassant du bec de la mère… Je revois les lourds volets de bois qu'Aurore enfichait à grand-peine le soir pour les retirer à l'ouverture : je sens au creux de la main le bec de cane en corne, mes pieds font sonner le sol de planches. Je m'appuie à la longue table du réfrigérateur Bonnet qui ne réfrigérait jamais rien, aucun attelage de marchand de glace ne passant à cette époque à Boutenac, et j'actionne pour le plaisir la curieuse fermeture très spéciale des épaisses portes…

           

Je vais vers la moulinette à fromage, une moulinette murale dont il fallait d'une main tourner l'énorme manivelle tout en écrasant le poussoir de l'autre.

Aurore vendait du râpé et i restait toujours pour moi dans le réceptacle de cette superbe machine quelques copeaux de paille fromagère durcie, croquante à souhait. Plusieurs boîtes de ferétaient aussi promises à ma gourmandise, boîtes de biscuits récemment vidées dont les miettes descendaient aussitôt dans mon gosier grâce à un canal vite fait de papier sulfurisé qui le garnissait.

            Aurore tenait tout ce qui se vendait à l'époque : les biscuits, le fromage, le lait en poudre ou concentré, l'huile, le savon de Marseille, le jambon, le saucisson et le lard salé, les harengs saurs en rayon de soleil dans leur caque, les légumes secs et les olives, tout un régime de bananes, quelques oranges…

            J'ai pu comprendre le sentiment de richesse des vieux paysans palpant leur récolte dans les sacs -maître Cornille retrouvant le vrai blé depuis longtemps oublié – lorsque je plongeais la main ou la petite écope de bois dans les sacs ou les casiers de pois chiches, de pois cassés, de lentilles, de haricots… Noir mystère du ténébreux baril d'olives, plein d'une saumure sombre où la grande cuillère de buis à trous, qui rappelait l'aspersoir de l'église, puisait de belles olives charnues, brillantes, délicieuses…

            Mon tour de l'épicerie terminé, je m’installais dans l’unique pièce du rez-de-chaussée. Là, contre la porte, ménageant un petit vestibule pour couper le courant d'air, comme dans bien des maisons, un paravent en accordéon était décoré par Elodie. Sans cesse elle y collait des feuilles de journaux. Je pouvais ainsi lire diverses vieilles nouvelles, toujours amusantes : on imaginait la sensation qu'elles avaient pu créer au jour de leur parution, mais on les découvrait inutiles, surannées, considérablement atténuées, dérisoires, figées en un début d'éternité par la colle d'Elodie. C'était son passe-temps favori. Depuis des lustres la toile tendue sur chaque cadre de l'accordéon avait été recouverte par des couches et des couches de papier qu'elle collait à la farine. Chaque fois qu'elle souhaitait une nouvelle superposition, elle délayait de la farine dans un peu d'eau, et De Gaule effaçait Laval qui laissait apparaître un peu des lunettes de Blum. En décollant jusqu'au bout, on eût trouvé Clémenceau ou Jules

Ferry, voire le général Boulanger. Mais au-dessus de tout, et sur le mur dans un bon cadre, elle vénérait Pie XII, et sur l'envers de la porte d'entrée, comme le côté intus du profil de Janus, était cloué le chromo métallique du Sacré-Cœur depuis la souscription nationale pour l'édification de la basilique selon le vœu expiatoire…

            Tout cela, je l'ai appris plus tard, ou bien j'en eus les explications longtemps après en avoir reçu images et sensations. Aussi, la plupart du temps, j'étais assis à la table, entre le paravent et la cheminée. Aurore ou Elodie m'avait donné le seul jouet de la maison, une boîte de cubes de bois, dont le papier avait résisté à nombre d'enfants émerveillés avant moi. Comme eux, inlassablement, je refaisais les mêmes six combinaisons, tandis que dans la cheminée cuisaient les mongettes.

            Pour elles, l'appellation de cassoulet est un peu inexacte. La préparation, en effet, n'allait pas au four et il n'y avait pas ou peu de viande. Elodie utilisait l'ustensile à tout faire dans la région à cette époque, le toupin.

Le sien était émaillé, rouge à l'extérieur et blanc au-dedans et, je dois dire, bien proportionné à l'appétit des deux vieilles. Quelques couennes au fond, puis les mongettes avec des rondelles de carotte, un peu de tomate, l'oignon piqué d'un clou de girofle, du thym et la feuille de laurier. Quelquefois, pas souvent, un morceau de saucisse. Par-dessus tout, l'eau du ciel, recueillie dans une large bassine à la dernière averse sous le chêneau, et dans laquelle déjà les mongettes avaient gonflé durant la nuit. Le toupin était alors poussé dans la braise du foyer où, la matinée durant, il chauffait ses reins rebondis. Elodie rajoutait une branchette d'auzina au brasier, soulevait le couvercle pour voir si l'eau ne manquait pas. Les mongettes mijotaient, bien lentement. Était-ce moi qui réclamais, et alors comment l'osais-je ? Vers la fin de la cuisson, j'avais droit à une tranche de pain. Une lisquefine, bien régulière, qu'Elodie me permettait de tremper au sommet du toupin, savoureuse, tout imbibée de jus. Ainsi en appétit, je courais alors manger chez moi.

 

                                                                             * * *

 

 

 

CELINE FALCOU

 

            La maison de Céline

           Pepetou et les bourgeois

 

            Céline Falcou était cousine à la seconde génération avec mon grand-père Louis Romain. Leurs grands-pères, Guillaume, l'aîné, dernier forgeron de la famille, et Hercule, le cadet, mon ancêtre direct, étaient frères.

            Force est de constater, de nos jours encore, que la tradition d'aînesse qui était passée par Guillaume avait grandement marqué cette maison-là, que nous appelons aujourd'hui même La maison de Céline et dont je deviendrai l'héritier par mon père qui l'a rachetée.

            Ainsi, à peu près au même moment, peu avant la fin du XIXe siècle, les bâtiments avaient tous été rénovés par les descendants respectifs. Or, le père de Céline, Aimé Balmes, gendre de Guillaume, avait fait refaire les entourages des portes et fenêtres en belle pierre de Ferrals, qu'on appelle turret, matériau dur, bien taillé, bien appareillé et d'aspect flatteur. Denise et son fils Louis, de leur côté, moins argentés sans doute, les avaient laissés en grès local, désastreusement gélif. De même, devant la maison de Céline courait un trottoir de ciment bordé de pierre de Ferrals, tandis que devant la maison de Louis demeurait le même dallage de galets posé à la mode de Montpelier, comme dans les temps les plus anciens.  Chez Céline trône encore au fond du couloir une fontaine en marbre de Carrare, patiné comme celui des statues grecques. Le robinet en est un vrai col de cygne en argent. Un réservoir l'alimentait, scellé au plafond, derrière la montée d'escalier. Mais comment remplissait-on ce dernier, à une époque où l'eau courante n'existait pas ? la fontaine servait-elle ou bien l'essentiel était-il seulement dans sa belle apparence ? La même importance du marbre était multiple : dans chaque pièce sauf une, chez Céline une cheminée de marbre, rouge ici, blanc veiné de gris là, ailleurs du noir le plus profond.

Allumait-on les cheminées toutes en même temps, au risque de multiplier courant d'air et vents coulis ? Et consommait-on autant de chêne que cela aurait requis ? Diable !

            Ainsi, tout dans cette maison montrait que le vieux Guillaume avait excellemment marié sa fille Victorine-Anne avec Aimé Balmes, riche propriétaire lui-même et dont les initiales figurent, depuis les travaux somptuaires, dans les impostes de la lourde porte ouvragée.

            Issue de ce mariage et devenue Falcou par le sien, Céline fut veuve sans enfant très tôt et une maladie osseuse, incurable à l'époque, l'avait laissée infirme d'une jambe. Mais elle portait fièrement le poids de ses malheurs, aidée par le sentiment de ses origines et par une mince canne à peine visible qu'elle tenait tout contre sa jambe.

            Enfant, j'ai vu Céline, dont la fenêtre ouvrait à quelques douzaines de centimètres de la nôtre. Elle n'était pas familière. George Laboucarié, l'un des anciens du village actuellement, après des lustres passés loin de chez lui durant sa carrière de sous-marinier, me disait en désignant cette maison qu'il avait à peine connue : "Je me souviens d'une jeune femme qui avait un port de tête superbe."

Céline était donc une de ces femmes de tête, au caractère bien trempé, qui sont capables de tout régenter avec efficacité. Dans la conduite d'une exploitation viticole de deux mille hectolitres, elle valait n'importe quel gros bonnet masculin des plus expérimentés. Elle avait l'œil à tout et à tous. Rien ne lui échappait.

           

 Un Ramonet espagnol était son homme à tout faire. Des réfugiés espagnols, nous en avons toujours eu, à l'occasion de tous les conflits qui ont déchiré la péninsule. Celui-ci s'appelait Pepe, qui est le diminutif exact de Francisco en Espagnol. Mais Céline y avait ajouté le diminutif français, par une manière de tendresse paternaliste qui lui permettait peut-être de donner moins de gages, et elle en avait fait Pepetou.

            Or, le jour que j'évoque, voici Céline, bien droite au bord de la vigne, près du chariot et de son chargement, appuyée sur sa canne et strictement moulée dans ses vêtements noirs, chapeau noir et voilette, qui fait ses recommandations à Pepetou :

            "Pepetou, vous mettrez bien du soufre sur chaque bourgeon, n'est-ce pas ? Je dis bien chaque bourgeon : tous sans exception doivent en avoir, compris ?"

            Et Pepetou, l'ai grave et docile, lui répond. Il a le chuintement caractéristique de tous les Espagnols  qui ont de la peine à articuler en Français fricatives et palatales se ou ce, ge ou je. En revanche, il a la ruse de ceux qui, dans quelque langue que ce soit, savent ce que parler veut dire et laissent croire à leur ignorance dans le vocabulaire de l'autre, alors qu'ils le maîtrisent :

                   " Ch'est cha madama, ye mettrai dé soufré sour tous les bourcheois !"

Fierté d'Ibère irréductible…

                                                                     

                                                                                 Henri B. Laboucarié

 

 

 

 

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José Pigeolet Pigeolet José

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