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19 octobre 2013 6 19 /10 /octobre /2013 10:56


 

J'avais 10 ans et la passion des cerfs-volants. Je les fabriquais avec beaucoup d'amour et de patience. Ils étaient beaux, plus spécialement le dernier. J'avais mis un soin tout particulier à choisir les deux baguettes de noisetier qui devaient servir d'armature; elles étaient souples, fines et droites. Ecorcées pour les rendre plus légères, solidement attachées en forme de croix, elles constituaient la charpente du cerf-volant. J'avais relié, par un fil à coudre de bonne épaisseur, les extrémités. Ainsi se dessinait un quadrilatère symétrique aux côtés égaux deux à deux. Un papier parchemin, collé avec un mélange d'eau et de farine, savamment dosé, recouvrait le tout. L'opération la plus délicate consistait en la mise en place de la ficelle réglable sur laquelle se fixerait le fil qui permettrait de faire voler cet engin magique.


Pour ce faire, l'expérimentation sur le terrain était indispensable. L'équilibre parfait fût trouvé grâce à l'adjonction d'une queue, faite de papillotes colorées. Dès les premiers essais, je me rendis compte que ce nouveau cerf-volant était bien né. Montant droit vers le ciel, il s'envolait sans difficulté.

 Il se balançait avec grâce, dès que j'arrêtais de débobiner la ficelle.

Le travail technique étant terminé. Il ne restait plus que la tâche la plus agréable à effectuer: donner vie à ce nouveau partenaire. Un après-midi entièr se révéla nécessaire pour concrétiser cette dernière étape. Sur le parchemin blanc, je dessinai mon prénom en lettres d'or. Je l'enveloppai ensuite de fines et harmonieuses arabesques noires, rouges et bleues, inspirées des motifs décorant les dragons chinois. De grands yeux noirs et jaunes surplombant une bouche gourmande complétèrent le dessin. L'effet obtenu dépassa mes espérances. Mon cerf-volant était impressionnant de taille et d'aspect. Lorsque je le contemplais, ses grands yeux me fixaient avec obstination et, comme ceux d'un chien fidèle, ils semblaient ne plus vouloir me quitter. Enfin, nous étions prêts pour de grandes aventures.

 

            Les jours qui suivirent la naissance de mon compagnon de jeu, furent délicieusement heureux. Chaque fois que le vent le permettait, je me retrouvais dans l'immense prairie qui bordait la rue où nous habitions. C'était une petite rue calme, composée d'une dizaine de maisons campagnardes rangées sagement les unes contre les autres ; en face un talus de quelques mètres de haut donnait accès à la prairie. Grâce à sa position élevée, elle était largement battue par les vents et constituait un terrain d'envol idéal. Pour y accéder, je devais grimper le raide talus,  mon compagnon sous le bras, et ensuite franchir la clôture de fils barbelés qui, de ses crocs acérés, la défendait. Une fois en position, je commençais par repérer la direction du vent. L'index, mouillé de salive et brandi au bout du bras, me servait de girouette. Le repère étant pris, comme dans un rituel, je saisissais mon cerf-volant et tout en le maintenant fermement, je l'offrais au souffle d'Eole. Il se mettait alors à frémir, impatient de se libérer. Alors, je le lâchais brusquement en lui donnant une impulsion vers le haut et il s'élançait à l'assaut du ciel. Petit à petit, comme à regret, je le laissais partir. Si je n'allais pas assez vite à son goût, il manifestait sa réprobation en décrivant un large cercle, rasant le sol dans sa trajectoire descendante. La peur qu'il ne s'écrase m'envahissait et je l'autorisais à s'enfuir, sachant que la ficelle, tel un cordon ombilical, l'attachait à moi.

images9Une fois là-haut, taquinant les nuages, il se calmait et dodelinait de plaisir. De temps en temps, quand je le trouvais trop endormi, je me rappelais à lui en fuyant vers l'avant, provoquant ainsi sa chute. Un arrêt brusque, suivi d'une course éperdue dans l'autre sens, le rattachait solidement au-dessus de l'horizon. Je m'affalais alors sur le sol pour reprendre mon souffle et m'attachais la ficelle à la cheville. La tête plongée dans l'herbe, je pouvais, ainsi, tranquillement observer le microcosme des insectes et rêver, tout en m'abîmant dans la sublime contemplation d'un avenir sans pesanteur, qui lâcherait la bride à mes désirs effrénés.

Quand le soleil se rapprochait de l'horizon, il était temps de rentrer, avant que le vol des hannetons n'annonce le repli définitif du vent. C'était un moment à la fois joyeux et nostalgique. Je bobinais la ficelle, et lentement mon compagnon quittait sa position dominante. Au plus la bobine de fil enflait, au mieux je distinguais son visage, et quand je pouvais enfin le saisir, c'était l'étonnement ; chaque sortie modifiait son aspect, car la courbe du vent creusait davantage sa silhouette. Il revenait d'un autre monde et je l'examinais toujours avec un peu d'anxiété. Quelques minutes étaient nécessaires pour le reconnaître et l'apprivoiser à nouveau. Mais rassuré par sa jovialité, nous rentrions tous les deux, complices, ivres de grand air et de fatigue, pour préparer une nouvelle journée de séparation et de retrouvailles.

 

            C'est un beau jour d'août. Dans l'air las de la matinée, de fines traînées de nuages avaient flotté langoureusement, mais l'après-midi un vent chaud s'est levé et les a emportés. La veille, je m'étais procuré une bobine de fil supplémentaire ; j'espérais faire voler mon cerf-volant plus haut, beaucoup plus haut. Je voulais qu'il franchisse le mur de l'horizon et explore, pour moi, des zones inconnues. Après un repas ingurgité rapidement, je gagne la prairie pour vivre, une nouvelle fois, quelques heures en compagnie de mon ami préféré. Présenté au vent et après ses cabrioles habituelles, mon cerf-volant s'élance rapidement dans un ciel sans nuage. La première bobine se vide à toute allure. Ensuite, une manœuvre délicate m'attend : raccorder la ficelle de la première bobine à celle de la seconde. Tout se passe bien et la deuxième bobine se déroule à son tour. Le cerf-volant prend de plus en plus de hauteur et ses couleurs se ternissent, dans le ciel bleu, il n'est plus qu'une petite tache sombre. Satisfait, je me couche dans l'herbe et me mets à rêver.

Dans l'air chaud, le bourdonnement exubérant d'un bourdon m'emporte dans mes songes…je vole.

 

En dessous de moi s'étend la vaste prairie dans laquelle je me suis allongé. J'y figure, minuscule comme la fourmi observée dans l'herbe folle. A droite, un champ de blé doré ondoie doucement. Une alouette en surgit en chantant à tue-tête. Elle essaie vainement de me rejoindre ; épuisée, elle finit par retomber, comme une pierre, à l'endroit précis de son envol. A gauche, ma rue et son talus se sont unis pour former un patchwork vert, rouge et noir. Le bruissement assourdi des feuilles agitées par le vent monte des collines verdoyantes. Un peu plus loin, la traînée sombre du chemin de fer véhicule une locomotive crachant ses volutes de fumée blanche. Comme la cicatrice d'un violent coup de fouet, la nationale quatre imprime sa marque noirâtre dans le paysage défiguré. La traversant, l'Orne, petite rivière capricieuse, se repose de temps en temps dans ses méandres paresseux ; dans l'un d'entre eux, je reconnais l'endroit où nous avions érigé, mes amis et moi, à l'aide d'un tronc d'arbre et de grosses pierres, un barrage. Il retenait une petite étendue d'eau dans laquelle nous allions nous baigner et déloger les chabots tapis sous les pierres. Nous avions pompeusement baptisé cet endroit : le golfe "Petit".

imagesDevant moi, la prairie est limitée par le chemin de "Chastre" qui m'offre les couleurs et les senteurs de ses fleurs sauvages ; bleuets, coquelicots, anémones, boutons d'or, fleurs de pissenlit tapissent ses flancs en une féerie de couleurs chatoyantes et odorantes. Quelques digitales pourpres dressent leur verticalité colorée. C'est un très beau chemin de terre sauvage, peu fréquenté, à cause de sa pente, par les machines agricoles. Au printemps, l'aubépine avec ses fleurs blanches, délicatement posées sur ses branches presque nues, lui garde un côté hivernal, comme s'il hésitait à abandonner les frimas de l'hiver. J'avance dans ce chemin gorgé de soleil et raviné par les pluies. Un subtil nuage de papillons multicolores s'échappe de la végétation luxuriante et m'entoure de battements d'ailes enchanteurs ; tandis que les criquets, tapis dans l'herbe épaisse, manifestent leur mécontentement par l'arrêt de leurs chants lancinants. Le pinson chanteur appelle sa femelle, les chardonnerets picorent les chardons bleus et les tarins s'enfuient à tire-d'aile. Un bouvreuil, son ventre rose en avant, se goinfre des fruits d'un prunellier tout en me surveillant du coin de l'œil. La caille et les perdreaux se réfugient, en file indienne, entre deux rangées de blé. Des grappes turbulentes et bruyantes de moineaux vont et viennent sans but apparent, sauf celui de se faire remarquer. Un charançon joue l'équilibriste sur une bourse-à-pasteur. Une cétoine promène, sur un églantier, sa magnifique armure verte aux reflets dorés et tient compagnie à la bête à bon Dieu. Un lapin détale en zigzaguant, à la vitesse de l'éclair ; quelques dizaines de mètres plus loin, il s'arrête et prend appui sur son derrière, les pattes antérieures repliées sur la poitrine, les oreilles dressées, il observe le moindre de mes mouvements, prêt à s'enfuir à nouveau. Et au-dessus de ce petit monde, plane la menace d'un faucon crécerelle, guettant la musaraigne imprudente qui oserait s'aventurer à découvert.
Ce merveilleux chemin fait partie de mon univers, il est moi, je suis lui. Est-ce cela le bonheur ?


Je vole haut. Tout autour de moi l'horizon se courbe. Je ne suis pas parvenu à le franchir. Soudain, le ciel s'assombrit. De lourds nuages s'amoncellent devant moi. Le vent se renforce et se charge d'humidité. Je suis de plus en plus secoué. Bientôt, la traction sur le lien qui me rattache à la terre devient insupportable. Mes bras en croix se fatiguent et vont à la longue lâcher prise. Je tourne la tête vers le sol. Mon regard désespéré descend le long de la ficelle. J'espère trouver, au bout de celle-ci, celui qui peut me soustraire aux turbulences du vent. Hélas, je ne le vois pas. Je suis trop haut, il est trop loin, il ne peut capter mes signaux de détresse. Subitement la traction cesse, le lien qui m'unit à lui s'est brisé. Je suis emporté au loin et tout en tournoyant, j'amorce une chute vertigineuse. Mon cœur s'affole, mon estomac se noue, c'est la fin du rêve.

Au bout de quelques minutes, je me fracasse sur la cime d'un grand chêne ; elle me brise l'échine et ses branches me trouent le ventre. Je pends lamentablement au bout d'un morceau de ficelle. Seul ce bout de fil me retient encore à la vie.

Je suis perdu dans la forêt et je t'imagine, petit bonhomme, parti à ma recherche. Tu es triste, tu verses quelques larmes. Trop tard ! Tu ne devais pas me laisser filer si loin, sans t'inquiéter de moi. La forêt, dans laquelle je suis tombé, est trop vaste pour espérer me retrouver. Et puis, je ne suis plus que l'ombre de moi-même. Je ne pourrai plus t'accompagner dans tes courses éperdues. Je n'ai plus rien d'intéressant. Bientôt la pluie lavera mes couleurs que tu avais si bellement choisies et rendra à mon corps déchiqueté la blancheur du papier. Alors, mon ami le vent me déposera au pied d'un arbre et me recouvrira d'un linceul de feuilles mortes. Ma terre natale m'absorbera, lentement, sans regret, pour toujours.

 

            Me rendant à l'évidence, car je savais que c'était une entreprise vaine, j'avais rapidement abandonné mes recherches. La tête basse, car je me sentais vaguement coupable, le regard embué, je retournai chez moi. Ils restaient quelques jours de vacances. Je les consacrai à flâner dans la campagne, à observer le paysan fourbu, mais hilare, terminer la moisson. L'été, fatigué par l'enfantement de ses fruits mûrs, donnait des signes de faiblesse. Le soleil se couchait de plus en plus tôt. Les nuits devenaient fraîches. Déjà, les corneilles remplissaient le ciel de leur vol noir et inquiétant,  tandis que quelques unes d'entre elles s'acharnaient sur la dépouille d'un hérisson malchanceux.



Bientôt, l'école me confinera dans une insupportable immobilité, mais dans un coin de ma tête, une petite fenêtre s'ouvrira sur l'espace infini que nous avons, ensemble, parcouru.

 

en classe



                                                             

 

 

                                                                                               

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