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4 Chronique villageoise

                                                         À travers le miroir

 

 

 

 

Pablo avait fini d'ouvrir la fosse. Le cercueil disloqué. Mauvais bois, papier à cigarettes. Malgré ses précautions, il n'avait pu éviter de disperser les planches et les ossements. Dans sa hâte à cause de l'heure tardive, pensant ne pas être dérangé, il avait posé les reliques çà et là à hauteur de bras sur le bord du trou. Comment les remettrait-il ensuite avant la sépulture du lendemain ? Quelques fois quand il se relevait pour placer avec respect un nouveau débris, il rencontrait la fixité creuse du regard aveugle, l'expression des vieilles lèvres tendues de ce qui avait été la tête de Léontine Laboucarié.

Malgré lui, comme souvent, malgré le calme de l'endroit, malgré l'atmosphère adoucie par les longues flammes des cyprès odorants, malgré la tendresse mélancolique du ciel déjà bleu et rose, Pablo était troublé. Il avait rarement eu l'occasion de rouvrir une aussi vieille tombe: trente ans presque exactement, à un mois près; et à cet endroit du cimetière, complètement dépourvu d'humidité, les pauvres restes, quoique étiques et détachés, étaient propres et secs.

Il s'était remis au travail depuis quelques minutes quand un sanglot descendit vers lui. C'était oncle Jojo. À genoux sur la terre exfodiée, il avait saisi la tête de sa mère et la baisait avec effusion.

Ma mère m'a raconté cette étrange rencontre dont son frère lui avait fait part comme d'une conduite préméditée à laquelle, pour rien au monde il n'aurait renoncé. Il avait surveillé le fossoyeur derrière les cyprès et attendu le moment en évaluant la progression du travail aux échos de plus en plus assourdis des outils.

Pour lui, au chagrin sincère de la mort récente de son père, s'était superposé le désir de rencontrer sa propre mère, au-delà des frontières du monde des vivants, au-delà des convenances, au-delà de ce qui est habituellement permis aux mortels. Désir impie et terrible. Fas et netas.

Tout  le temps de leurs deux vies ensemble, il avait été le préféré, l'aîné chéri à qui la mère, en dépit de tous les aléas de l'existence et cause d'eux, avait voué un amour différent de celui des autres; pour lui, rien n'avait jamais été à mettre avant sa mère pour qui il eut, jusqu'à la séparation mortelle, un attachement exclusif. Jaloux du père, jaloux de tous, jaloux de tout, il l'avait choyée. Il l'avait entourée d'attentions, sans cesse comblée, dans la santé, de ses précieux cadeaux de travailleur pauvre, et de toutes ses détresses, de ses angoisses passionnées, de ses mensonges fervents dès qu'elle fut tombée malade…

Elle vivante, il avait été le parfait exemple de ce que l'on appelle le complexe d'Œdipe.

Mais ce soir là, après trente ans, trente ans de vie pour lui, trente ans de néant pour elle, trente ans que l'on eût pu croire années d'oubli, ce soir là, Jojo, bouleversé, comblé et impudique devant Pablo avait reconnu sa mère, trait pour trait, dans cette momie innommable et en pièces; avait posé ses lèvres sur les lèvres sèches, avait de se dents, heurté les vieilles dents, mouillé de sa salive et de larmes de vivant les joues parcheminées de sa mère défunte. Le temps de l'au-delà n'avait rien effacé.

            Il fallut que Pablo, en maugréant, remontât par son échelle branlante pour lui faire lâcher prise et reposer la relique. Calmé par son ami, Jojo l'avait ensuite aidé à tout replacer entre des planches neuves.

 

                                                                                                     Henri B. Laboucarié

 

 

 

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José Pigeolet Pigeolet José - dans Métopes

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  • : Peindre avec les mots ou écrire avec la couleur; la peinture et l'écriture créent des atmosphères qui jettent sur le monde qui nous entoure un regard révélateur de ce que nous sommes et ce vers quoi nous allons. Peindre ou écrire sont des actions qui commencent par la même angoisse du blanc sur la toile ou la page. Expulser les images que l'on a en soi, dans la joie ou la douleur, mais toujours dans le doute. Les jeter sur un support aide à mieux comprendre ce que l'on est par la vérité qui se révèle dans le regard des autres dans leur contact avec les œuvres. C'est l'ouverture de la route sur la quête de son identité. Réflexions colorées ou écrites, vous en trouverez quelques-unes sur mon Blog. À vous de les interpréter et peut-être de rejoindre une part de vous-même dans ce lieu "imaginaire".
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