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1 mai 2017 1 01 /05 /mai /2017 10:07
La boucle du temps.

Le sombre envahit la ville en ce début d'automne. Une pluie drue et froide tombe en longs traits verticaux qui se brisent sur les pavés noyés. Réfugié dans l'encoignure de la porte d'un hôtel, tout ratatiné et grelottant sous une mince gabardine noire, un homme implore les passants du regard. Il commence à désespérer d'entendre le bruit métallique d'une petite pièce de monnaie tombant dans le gobelet posé devant lui, car personne ne s'arrête. Tous courent au plus vite pour éviter la pluie et rattraper le temps perdu dans les embouteillages. Tous ces gens étaient-ils donc soumis à un horaire surchargé, à une très longue liste de choses à faire au point d'ignorer l'immense tristesse noyant la profondeur des yeux noirs du mendiant qui les regarde passer?

Enfin, un jeune homme s'approche du miséreux.

- Vous avez froid, dit-il, et la nuit tombe. Pour vous réchauffer voulez-vous m'accompagner

jusqu'au petit restaurant qui est à quelques pas d'ici ?

 

La boucle du temps.

- Mais, je n'ai pas assez d'argent pour me payer un repas, répond le mendiant en pointant du

doigt les quelques piécettes récoltées durant la journée.

- C'est une invitation et c'est moi qui paye, dit le jeune homme en souriant.

Quelques minutes plus tard, attablés devant leur assiette bien garnie, ils se parlent comme s'ils se connaissaient depuis toujours.

La boucle du temps.

Dans un premier temps, le mendiant est quelque peu confus par la générosité de son interlocuteur puis, il s'enhardit et raconte sa descente aux enfers due à la maladie et au chômage. Arcas est son prénom. Il est tellement heureux de l'intérêt que, pour la première fois, l'un de ses semblables lui porte! Des larmes d'émotion stagnent dans ses yeux noirs. Quelques-unes perlent au bord de ses paupières quand, après le repas, Raphaël lui propose de l'héberger. C'est vrai que cette nuit, il ne sait pas où dormir. Les gîtes sont complets. Il ne reste que les ponts pour s'abriter. D'abord, il refuse la proposition de Raphaël, mais celui-ci la maintient fermement. Il finit par l’accepter. Le jeune homme amène alors son compagnon jusqu'à son petit appartement situé au centre de la ville. À l'invitation de Raphaël, Arcas peut se doucher longuement et se raser. La toilette terminée, c'est un tout autre homme qui se présente dans le salon. Il est vêtu d'un pyjama et d'un peignoir prêtés par son hôte. Il paraît avoir rajeuni d'une bonne dizaine d'années. Les traces de fatigue ne se voient plus sur son beau et fin visage, auréolé par sa longue chevelure dorée parsemée de fils d'argent. Durant la soirée les deux hommes échangent leurs idées sur des sujets très différents. Le clochard subjugue son hôte par ses connaissances et sa grande culture. Lorsqu’Arcas lui fait remarquer que minuit vient de sonner, Raphaël s'interroge sur la durée de leurs échanges, car elle lui a paru tellement courte. Il a l'impression que le temps s'est arrêté, comme coagulé dans une grande intensité. Il fait part de son étonnement et Arcas lui répond en fixant intensément le jeune homme: le temps est ce qu'il est. Crois-tu que l'on peut rendre une heure plus courte ou plus longue, la rendre plus rapide ou plus lente ? En prononçant ces paroles, ses yeux brillaient d'un éclat surnaturel. 

        

Le sommeil de Raphaël fut profond. À sept heures trente, il se réveille en sursaut; son radio-réveil n’a pas fonctionné. Son premier réflexe est de se rendre au salon. Tout est parfaitement rangé, le divan-lit est replié et il n'y a plus aucune trace d'Arcas; il a disparu! Intrigué, il fait le tour de la salle de séjour pour voir si rien n'a été volé. Sur la table basse, il aperçoit une bourse en cuir brun, semblable à celle que l’on utilisait au Moyen-Age. Elle est serrée par un lacet noir et posée sur un papier où quelques mots sont griffonnés: " Fais-en bon usage et merci pour tout". Raphaël desserre le cordon de la bourse et écarte le cuir. Il découvre deux cailloux en forme d'œufs parfaitement polis. L'un est noir et l'autre est blanc. Étonné par ce présent, mais n'ayant pas le temps de s'en occuper tout de suite, Raphaël dépose la bourse sur la commode et se prépare pour se rendre à son travail. Il a perdu beaucoup de temps et il ne sera pas à l'heure au bureau. Son chef de service allait encore lui faire des remarques désobligeantes.

Dans la rue, sous la pluie qui redouble d'intensité, rageur, il attend le bus qui n'arrive pas. Ah, s'il pouvait arrêter ce temps qui court et qui accentue son retard.

Enfin, il peut se caser péniblement dans un bus bondé. Arrivé très en retard sur son lieu de travail, comme prévu, le petit chef muni de son petit pouvoir lui rend la vie impossible. Raphaël se concentre tant bien que mal sur les chiffres que l’écran de son PC lui jette à la figure. La journée n'avance pas et les heures deviennent des éternités. Enfin, le cap des dix-sept heures, franchi par l'aiguille des secondes, sonne sa délivrance. Aussitôt, il ferme son ordinateur et s'enfuit comme un voleur.

Ce soir, la pluie a cessé. Du haut de son balcon, à pic des toits sombres, Raphaël rêvasse en contemplant les lumières de la ville. Il écoute l'étrange soupir d'une journée qui semble ne pas vouloir mourir. La température s'est radoucie. Les étoiles falotes s'allument une à une. Au loin, les feuillages du parc bruissent et un vent léger transporte jusqu'à lui leur mélodie frémissante. La télévision diffuse encore et toujours les mêmes images: la guerre contre Daech éclate les bombes qui déchirent la chair des civils et des enfants innocents. Il éteint le téléviseur et fait défiler dans sa mémoire les instants passés avec le mendiant. Le présent d'Arcas trône toujours sur la commode. Il décide de s'en emparer et desserre le cordon. Les deux cailloux sont là, mystérieux, lovés au fond du petit sac. Raphaël ne peut résister à l'appel de ces pierres. Malgré son instinct qui lui souffle de ne pas y toucher, il les saisit. Elles sont étonnamment douces et chaudes et elles invitent à la caresse.

Mais, dès le contact de ses mains avec les pierres, la couleur du ciel vire au noir et d'une violence inouïe un orage éclate. La fulgurance des éclairs qui flagellent sans interruption la ville est hallucinante. Une tornade se déchaîne. Au bout de quelques minutes, les silhouettes des maisons se tordent. Le sol se désintègre sous les pieds de Raphaël dont l'estomac se retourne de peur, au point de le faire vomir. Puis, dans un fracas assourdissant, la ville explose et le souffle du vortex emporte tout sur son passage. Combien de temps ce phénomène dura-t-il ? Raphaël ne peut pas répondre à cette interrogation. Il reprend peu à peu la conscience de son environnement. Le fracas de la tornade n'est plus qu'un léger bourdonnement

 

Dans son appartement, allongé sur le dos, il flotte soutenu par un halo de lumière. Dans un clair-obscur, au-dessus de lui se tient un personnage étrange: un éphèbe fait de chair et de feu et aux épaules ailées. Une voix qui semble venir des profondeurs de la terre lui dit:

- Je suis Kairos, Maître de l'instant fugitif. En caressant les deux cailloux, tu m'as appelé. Alors, voilà ce que j'ai à te dire: veux-tu présider le Temps, ce Temps qui te paraît trop long ou trop court selon les circonstances de ta vie? En devenant le Président du Temps et en modifiant son cours, tu pourras aisément régner sur le monde. Accepterais-tu cette présidence?

Raphaël, malgré sa terreur, parvient à prononcer un "oui" à peine audible auquel il ajoute: mais, que dois-je faire pour cela ?

- Tu utiliseras les cailloux donnés par Arcas. Pour ralentir le Temps, il suffit de serrer le

caillou blanc dans ta main droite et pour l'accélérer, serrer de la main gauche le caillou noir". Après un instant de silence, il demande:

- J'ai la promesse de ton assentiment ?

Raphaël acquiesce de la tête.

- Je peux donc m'en aller.

Et sur ces paroles, Kairos se volatilise dans un violent éclat de lumière, forçant Raphaël à fermer les yeux.

Après quelques minutes, il parvient à les rouvrir. Toute trace du passage de l'extraordinaire personnage a disparu. L'appartement est parfaitement rangé. La ville présente son aspect habituel avec ses passants et ses voitures. Raphaël est persuadé qu'il a rêvé ce fantastique événement. Il constate que la bourse est toujours sur la commode. Il hésite. Puis, tout en se moquant intérieurement de sa naïveté, il se dirige vers elle et s'empare du caillou blanc. Il le serre fortement de la main droite tout en contrôlant les émotions qui se bousculent en lui. Mais rien ne se passe. Il a bien été l'objet d'une hallucination. Il éprouve subitement le besoin de prendre un grand bol d'air et il se dirige vers le balcon. C'est alors qu'il prend conscience de l’anormalité de sa marche: il se déplace comme frappé par une paralysie partielle dans tout le corps. Après plusieurs minutes, il arrive enfin sur la loggia et il scrute la rue. Il voit les gens marchant sur les trottoirs, mais ils n'avancent presque pas. À ce moment, il comprend qu'il n'a pas déliré. Kairos n'existe pas que dans son imagination et il lui a donné la capacité de ralentir le Temps. Immédiatement, il pense à tout ce qu'il pourrait faire de son nouveau statut et il récite, la voix chavirée par l'exaltation:

Moi, Président du Temps, en jugulant le temps, je pourrai allonger à l'infini la vie des hommes;

Moi, Président du Temps, j'aurai désormais tout le temps de parcourir le monde et de rencontrer les différents habitants qui le peuplent.

Moi, Président du Temps, j'aurai tout le temps d'admirer, de respirer et d'aimer;

Moi, Président du Temps, j'aurai tout le temps de sourire et de réfléchir;

Moi, Président du Temps, j'aurai tout le temps de dormir et de rêver

Moi, Président du Temps, j'aurai la faculté de partager tout cela avec les autres et je créerai un monde meilleur ou l'amour régnera.

Merci, Kairos pour ce Temps que tu me donnes. Je serai digne de ma tâche de Président.

Et la vie des hommes sur terre continua au ralenti. Plus personne ne vieillissait. Si quelqu'un mourait, c'était par accident en se faisant renverser par une voiture, en tombant d'un échafaudage, en se noyant ou en succombant à une maladie grave. Peu à peu, les guerres disparurent, car elles n'avaient plus de raison d'être; tout le monde vivait heureux et sans angoisse. La pensée de vivre sans vieillir, sans craindre l'issue fatale, annihilait les jalousies et les disputes. L'anxiété devant le temps qui passe n'était plus d'actualité. On prenait son temps. Les gens se disaient: ce que je ne sais pas faire aujourd'hui, je le ferai demain. Rien ne presse, pourquoi s’en faire? La vie était rythmée par les jours, les nuits et les saisons. Les calendriers, les montres et les horloges, ces unités de mesure qui permettaient de segmenter le temps physique en forme de passé, présent et futur, étaient devenus inutiles. Tous ces objets se retrouvèrent dans les musées. L'humanité se comportait de manière nonchalante et sans stress, et cela grâce à Raphaël qui présidait la marche du Monde à l'insu de ses habitants.

Mais, peu à peu, les hommes changèrent. Ils n'avaient plus envie de travailler puisque le bien le plus précieux, la jeunesse éternelle, leur était donné. La vie devint monotone; il ne se passait plus rien. Les plaisirs sans cesse renouvelés, même ceux de la chair, n'avaient plus l'attrait de jadis.

La boucle du temps.
La boucle du temps.
La boucle du temps.
La boucle du temps.
La boucle du temps.
La boucle du temps.
La boucle du temps.
La boucle du temps.

La population crût et doubla au bout de quelque temps. Les paysans, ceux qui travaillaient encore pour se distraire, ne produisaient plus suffisamment de nourriture et une famine importante s'installa. Il fallait absolument trouver un moyen pour l'endiguer, car les peuples se révoltaient et des troubles graves étaient signalés dans tous les pays du monde. Les Présidents des différents continents se réunirent et discutèrent longuement de la situation.

Au bout de quelques semaines de négociations acharnées, ils estimèrent que pour résoudre le problème de la surpopulation, il fallait éliminer les personnes les plus âgées et les plus faibles.

À leurs yeux, c'était le seul choix possible pour garder leurs privilèges. Dans un premier temps, plusieurs lois furent promulguées: toutes les personnes âgées ou handicapées seraient éliminées. La médecine ne pourrait plus exercer son rôle et devrait disparaître; on ne pourrait plus soigner les malades, il fallait les laisser mourir. De plus, on n'empêcherait plus les épidémies de se propager. Ainsi, la sélection naturelle s'opérerait et seuls les plus forts survivraient. D'autre part, les hommes les plus jeunes seraient engagés de force pour rétablir une agriculture permettant de nourrir le monde et une armée serait créée pour imposer les décisions des régimes politiques et assurer le maintien de l'ordre.

 

En prenant connaissance de ces lois, Raphaël fut horrifié par la direction qu'allait prendre le monde et par le sort que l'on réservait à une partie de la population. Il se sentait responsable de ce qui arrivait. Il avait cru apporter le bonheur à ses contemporains en les rendant pratiquement immortels, mais il n'avait introduit que l'injustice et le malheur pour une bonne part d'entre eux. Sa décision fut prise rapidement: moi le Président du Temps, je dois le remettre en marche. Je dois rétablir l'écoulement du Temps pour éviter toutes les atrocités qui se préparent. J'ai eu tort d'avoir la prétention de trouver le bonheur là où il n'est pas. Presque en courant, il se rend dans le petit parc situé près de chez lui et s'assied sur un banc.

Devant lui, de très jeunes enfants surveillés par leur nourrice jouent paisiblement.

Dans le bac à sable, un petit garçon construit des routes et des tunnels. Il y fait rouler une petite voiture rouge.

Raphaël lui demande:

- Quel âge as-tu ?

- Bientôt trente-deux ans, répond le garçon.

Alors, Raphaël, sans hésiter, plonge la main dans la poche gauche de son veston et serre le caillou noir qui s'y trouve.

Immédiatement, les bambins qui jouent autour de lui grandissent et deviennent adultes en quelques dizaines de minutes. Leurs vêtements d'enfants devenus trop petits se déchirent sous la pression de leur croissance. Certaines nourrices meurent, d'autres deviennent de très vieilles femmes et poussent de petits cris effrayés en voyant ce qui leur arrive. Raphaël perçoit tous ces changements. Il voit la peau de sa main droite se garnir de taches brunes en même temps qu'elle se ride. Son corps devient pesant et ses articulations douloureuses. Et soudain une douleur intense lui traverse la poitrine. Sa respiration devient pénible et après quelques secondes, il tombe foudroyé par un infarctus. Dans un dernier réflexe, sa main gauche se crispe fermement sur le caillou noir et provoque une nouvelle accélération du Temps. Alors, tous les êtres humains se transforment en petits vieux et pour finir en squelettes.

La boucle du temps.
La boucle du temps.
La boucle du temps.
La boucle du temps.
La boucle du temps.
La boucle du temps.
La boucle du temps.
La boucle du temps.
La boucle du temps.
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La boucle du temps.
La boucle du temps.

Les trains fous, avec leurs conducteurs décédés, foncent sur les rails et ne respectent plus les feux de signalisation. Transportant leur cargaison de morts et de vivants, ils se percutent entre eux et déraillent au passage des aiguillages. Sur les routes, les voitures provoquent des carambolages monstres tuant les conducteurs et les passagers qui sont encore vivants. Les pilotes d'aéronef trépassent aux commandes de leur appareil qui s'écrasent un peu partout. Les bombes nucléaires transportées par les avions militaires, explosent les une après les autres. Croyant à une attaque des États unis, Poutine déclenche le feu nucléaire en envoyant une armada de missiles sur l'Amérique et l'Europe. Celles-ci ripostent de la même manière. Toutes les centrales nucléaires n'étant plus contrôlées explosent à leur tour. C'est l'apocalypse ! La croûte terrestre se fend et les volcans, libérés de leur gangue de roche, crachent leur lave en fusion. Des millions de tonnes de cendres envahissent le ciel et forment une épaisse couche que les rayons du soleil ne parviennent plus à traverser.

Au bout de quelques heures, toute trace de vie à la surface de la Terre a disparu.

 

Quelques millions d'années plus tard, réfugié dans l'encoignure de la porte d'un l'hôtel, tout ratatiné et grelottant sous une mince gabardine noire, un homme implore du regard les passants. Pendant ce temps-là, un jeune homme dans son lit, blotti dans la chaleur de sa couette, rêve qu'il devient Président…

 

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José Pigeolet Pigeolet José - dans La boucle du temps

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  • : Peindre avec les mots ou écrire avec la couleur; la peinture et l'écriture créent des atmosphères qui jettent sur le monde qui nous entoure un regard révélateur de ce que nous sommes et ce vers quoi nous allons. Peindre ou écrire sont des actions qui commencent par la même angoisse du blanc sur la toile ou la page. Expulser les images que l'on a en soi, dans la joie ou la douleur, mais toujours dans le doute. Les jeter sur un support aide à mieux comprendre ce que l'on est par la vérité qui se révèle dans le regard des autres dans leur contact avec les œuvres. C'est l'ouverture de la route sur la quête de son identité. Réflexions colorées ou écrites, vous en trouverez quelques-unes sur mon Blog. À vous de les interpréter et peut-être de rejoindre une part de vous-même dans ce lieu "imaginaire".
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