C'était un matin de fin d'hiver, apportant par sa lumière la promesse du printemps.
Il faisait froid. Je m'avançais dans le chemin de la Pierrère pour humer les fragrances des herbes sauvages et me plonger dans la nature renaissante. Tout doucement, le soleil s'éveillait et étirait ses rayons dans la brume matinale. Il peignait de sa lumière d'or la végétation prise dans un corset de givre.
Les pies jacassaient sans relâche. Traçant un ballet aux mouvements sans cesse recommencés, des mésanges allaient et venaient pour préparer la venue du printemps.
L'astre du jour se lança à l'assaut d'un ciel pur, tenu en suspension par le froid piquant.
Mais bientôt sa douce chaleur, transforma le givre accroché aux branches et aux herbes sauvages. Bientôt apparurent de minuscules perles transparentes et scintillantes. Redoublant d'ardeur, il tira de son engourdissement le sol qui se mit à fumer.
Le chant d'un merle traversa le silence, emplissant l'espace de mon émerveillement. Un ramier lourd et empoté, à la recherche de sa nourriture, promenait son corps grassouillet à l'abri des branches basses des épicéas.
J'aperçus un coq faisan qui de son pas prudent de sénateur, avançait lentement dans les hautes graminées. Il était magnifique dans sa parure d'hiver avec la queue en balancier et ses bajoues rouges pendantes sur le vert foncé de son encolure. Celle-ci était soulignée par une ligne blanche marquant la transition avec le costume mordoré. Brusquement, il s'arrêta en suspendant une de ses pattes au-dessus du sol. Il tendit le cou, tourna la tête à gauche et à droite puis très lentement il se remit en route, fit quelques pas encore et s'immobilisa à nouveau. Manifestement, il était inquiet. Etait-ce ma présence qui le troublait ?
Soudain, dans ce merveilleux silence, dans cette harmonie ouatée de couleurs et de sons que m'offrait généreusement la nature, j'entendis dans le lointain un grondement sourd duquel se dégageait un bruit plus strident. Le vacarme s'amplifia rapidement. Le sol se mit à trembler. Le merle ravala sa mélodie et se cacha dans la haie. Les passereaux se réfugièrent sur les branches hautes des arbres. Les pies cessèrent de se disputer et regagnèrent précipitamment le sommet des pins sylvestres, tandis que le pigeon sauvage décolla lourdement.
Après quelques secondes, au détour du chemin, apparut un monstre de fer traînant derrière lui une fumée noire et malodorante. Il déboulait à grande vitesse comme le rapace fondant sur sa proie. Ses pattes étaient petites à l'avant, immenses à l'arrière et profondément striées et noires comme un jour de deuil. Il se rapprochait rapidement et ses deux petits yeux brillants fichés dans son corps rouge sang me regardaient fixement comme s'ils voulaient m'hypnotiser et me clouer sur place pour mieux se jouer de moi.
J’étais paralysé par cette apparition soudaine. Heureusement, dans
un grand et bruyant battement d'ailes, le faisan s'envola et me ramena à la réalité du danger. Rapidement, je me réfugiai sur le talus qui borde la route et je regardai passer la bête. Elle
éructait une haleine noirâtre. Crachée par une narine unique, allongée et curieusement verticale, son odeur pestilentielle m'enveloppa et s’introduisit dans mes poumons. Cette puanteur, qui était
insupportable, m’empêcha de respirer durant de longues secondes. Rapidement le chemin fut recouvert d’un nuage de gris sale, s’insinuant partout tout en se mélangeant aux lambeaux de brumes
encore accrochés aux arbres.
Quittant le béton de la route, dans un rugissement énorme le monstre
obliqua brutalement vers la gauche et s’engagea dans la servitude qui donnait accès aux champs. En gémissant, la terre gicla à son passage. Deux profondes ornières brunes dans l’herbe verte se
creusèrent sous le poids de l’animal qui broyait impitoyablement toute vie sous ses pattes géantes. Avait-il emprunté le chemin de terre pour faire demi-tour et revenir vers moi ? A mon grand
soulagement, il poursuivit sa route et tandis que les grognements s’éloignaient, les arbres et les buissons qui bordaient le passage sur une centaine de mètres le cachaient à ma vue, ne me
laissant deviner la présence inquiétante que par son haro lancinant. Mais cela ne dura que quelques instants, car très vite il réapparut dans le champ dépouillé lui de toutes
végétations.
Entre-temps, je m’étais réfugié dans la maison et à l’abri des vitres, je regardais la bête à nouveau visible au loin. Elle se mit à se déplacer parallèlement au fil nu de l’horizon pour finalement disparaître derrière celui-ci. Mais au bout de quelque temps, le grognement se fit à nouveau entendre et la masse grandissante de la créature surgit à nouveau. Elle se tourna soudain dans la direction de ma propriété et s’immobilisa. Comme les guerriers cachés dans le ventre du cheval de Troie, de son flanc jaillit une silhouette noire qui se planta dans la terre couleur de sienne en un "y" renversé. Durant de longues minutes, elle m’observa comme si elle voulait me jauger et guetter la moindre faiblesse de ma part propice à une attaque. Finalement, la silhouette regagna le flanc de l’animal qui se remit à vomir son haleine méphitique et entama d'incessants allers-retours le faisant apparaître et disparaître tour à tour. La bête semblait renoncer à sa proie, mais continuait à l'observer et de son impuissance elle se vengeait sur la terre en lui rayant la peau de sombres sillons.
Seule la tombée de la nuit heureusement précoce en cette fin d’hiver vint me délivrer de l’angoisse de cette présence oppressante.
Le ciel accrocha son quartier de lune et alluma ses étoiles une à une. Tout était redevenu calme. Peu à peu les habitants de la nuit prirent possession de leur territoire. Un chat fila sous mes fenêtres alors que dans le lointain le hurlement d'un chien rompait le silence. Quant-à-moi, délivré de la sinistre présence, une longue soirée paisible m'attendait auprès d'un feu de bois.