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5 avril 2003 6 05 /04 /avril /2003 11:05

jerusalem mosquee omar 2Mon inactivité forcée me donne l'occasion de beaucoup réfléchir et dans mon imaginaire, je tente de trouver une explication à mes réactions. 

Les pensées tournoient dans ma tête et je suis incapable d'arrêter mon esprit sur un scénario plutôt qu'un autre. Faut-il être pessimiste et se préparer au pire ou optimiste pour se donner la force de poursuivre ? Tout bonheur se paie-t-il par une contrepartie faite de souffrance et de malheur ? Je suis au milieu du cyclone et son œil glauque me regarde ; pourtant une nostalgie s'empare de moi et je ne demande qu'à m'émerveiller à nouveau. Mais je n'y parviens pas.

      enfant blessé porté par son père

Comment rester indifférent aux images épouvantables qui exacerbent mon désarroi : celles déversées, à torrents continus, par les journaux télévisés en folie ? Elles sont difficilement soutenables en elles-mêmes, mais aussi par ce qu'elles induisent. Et j'ai honte de voir tant de malheurs causés par les hommes dont la conscience est à géométrie variable. J'ai honte parce que ma souffrance n'est rien à côté de celle de ces corps déchiquetés dans ce paysage d'ocre, de feu et de sang. J'ai honte de mon égoïsme. Je désespère parce que je réagis mal. J'enrage de ne pouvoir influer sur le cours des événements.

 

Durant mes nuits sans sommeil et mes jours sans vie, des visions se bousculent dans ma tête et me transforment en adolescent de dix-sept ans dont j'épouse l'histoire.

 

      Jeune homme israélien pull

      Alone a rencontré Sameya il y a quelques mois déjà. Ombre furtive et sombre, elle longeait les murs de Jérusalem pour se protéger du vent froid de décembre, quand un trio de soldats, fusil au bout des bras, l'a arrêtée et poussée dans une ruelle étroite. Ils riaient de son angoisse et se mirent à la palper sous prétexte de trouver une arme quelconque. Elle ne se laissait pas faire et se débattait courageusement.

C'est à ce moment qu'Alone, sortant de chez lui, a ouvert la porte contre laquelle les soldats coinçaient la jeune fille. Elle bascula dans le vide et il la rattrapa de justesse. Les soldats surpris reculèrent, légèrement désarçonnés par la présence de ce témoin gênant.

" C'est une amie… elle venait me chercher, nous devons nous rendre au centre de musique de la maison Alpert et comme pour confirmer ses dires, l'adolescent brandit l'étui de la flûte traversière qu'il tenait à la main.

Tout en maugréant, "Allez, c'est bon pour une fois", les soldats les laissèrent partir sans oublier de proférer quelques paroles grivoises.

Pour donner le change, le garçon prit la jeune fille par la main comme s'il la connaissait depuis toujours et ils partirent en direction du centre de musique. La rue à peine tournée, elle se dégagea la main et leva vers son sauveur un regard plein de reconnaissance et une larme coula sur sa joue pâlie par la peur. Elle réprima le sanglot qui lui serrait la gorge et s'efforça d'esquisser un pâle sourire.

Alone était à la fois ému et subjugué par la perfection de l'ovale du visage dans l'écrin du voile. De son index, il arrêta au milieu de la joue la coulée de la perle fragile et brillante et son regard plein de douceur se voulait un baume atténuant la frayeur de cette adolescente.

 

    Tout de suite, il a compris qu'il se passait quelque chose entre cette jeune fille et lui et que plus rien ne serait comme avant. Cette rencontre le troublait et le contact de la main féminine avait multiplié les battements de son cœur. Il devait se rendre à l'évidence : cet évènement venait de bouleverser son âme. Sa vie ne serait plus la même. Des regards se sont croisés et dès cet instant, alors que tant d'obstacles séparent ces deux êtres, l'alchimie de l'amour transmute leurs pensées.

 Mais il est juif et elle est musulmane. Ils habitent le même quartier de Jérusalem, mais c'est comme s'ils résidaient dans deux pays différents situés à des milliers de kilomètres de distance. Tout les sépare. Et pourtant, ne sont-ils pas fait l'un et l'autre de chair et de sang ? Ils vivent, ils rient, ils souffrent et aiment tous les deux.

 

Ils se sont revus, car Sameya, malgré la désapprobation de sa famille, s'est inscrite à la maison Alpert pour suivre les cours de chant. Cela lui permet de voir Alone régulièrement. Ils prolongent tant qu'ils peuvent leurs rencontres toujours trop brèves à leur goût et apprennent à se connaître. Ils parlent de leurs conceptions respectives des relations Palestino-Israéliennes et sont au moins d'accord sur un élément : l'absurdité de cette guerre et de ses carnages qui se déroulent dans une indifférence quasi complète de la communauté internationale, réduisant les massacres au rang des faits divers tant l'actualité regorge de récits de violences et d'attentats perpétrés un peu partout dans le monde. Leurs discussions sont ponctuées par des moments musicaux où la voix délicieuse de Sameya s'harmonise parfaitement avec le timbre de la flûte traversière qu'Alone maitrise déjà parfaitement. Ces moments de plénitude sont source de bonheur et les deux jeunes gens ne s'en lassent pas.

      alignement-de-rockets.jpg

Hier, les chasseurs israéliens ont bombardé le quartier de Tal al-Hawa. Accompagnés de puissants bulldozers D9, les chars sont entrés dans le quartier. Ils ont rasé les maisons en représailles aux tirs de rockets tombés sur le nord d'Israël. Ce jour-là, Sameya et Alone, à la suite d'une discussion politique acharnée, s'étaient rendus à Gaza pour mieux cerner et comprendre la misère du peuple oppressé par le blocus israélien.

Ils se trouvaient dans le quartier quand les bombardementcommencèrent. Chars israélien

Les Chars merkava tiraient dans tous les sens et les bulldozers surgissaient de toute part en broyant tout sur leur passage. Ils nivelaient, en un affreux mélange, les corps et les murs éclatésEnjambant les corps mutilés, fuyant l'odeur âcre de la poudre brûlée, leurs pas crissant sur le verre pilé, les deux adolescents ont par miracle trouvé l'entrée du sous-sol d'un immeuble à moitié effondré. Serrés l'un contre l'autre à l'abri des tirs, ils ont attendu que les rais des premières lueurs de l'aube pénètrent jusqu'au recoin de leur cachette avant de se risquer en dehors de leur refuge. A l'extérieur, le jour était étrangement calme. Une épaisse nappe de poussière, vaste linceul gris,recouvrait le sol aplani d'où surgissaient de temps en temps des pans de mur miraculeusement debout, une tête ou

gaza enfant

une main appartenant à un corps en partie enterré. Les quelques orangés de la place étaient cramés et leurs racines étaient en sang. L'air exhalait le mélange d'une odeur de mort et de gravats. La chaleur commençait à peser sur un étrange silence après tout ce fracas, troublé seulement par quelques gémissements surgissant de nulle part.

 

      Ruine-nuit-.jpg

Alone chercha le regard de sa compagne. Elle avait fermé les yeux. "Je suis là" chuchota-t-il à son oreille. Elle ouvrit les paupières et la collision fut terrible. Le garçon plongea son regard dans le noir profond des yeux de son amie et découvrit l'ombre géante de la terreur qui y régnait encore. Cet événement qu'ils venaient de vivre ensemble possédait Sameya tout entière. Son regard était comme un immense puits de détresse qu'elle ne viderait jamais. Malgré elle, les méandres de sa mémoire emprisonnaient cette nuit de feu et de sang qui couvrait son corps à la peau trop fine pour supporter le poids de ces vêtements de mort. Pourrait-elle sortir un jour de l'obscurité, guérir son esprit blessé par tant de violence ? Peu à peu, ses sens s'engourdissaient pour gommer cette réalité trop pénible; son âme était trop belle pour parcourir ce champ d'horreur. Sa gorge se serrait et le souffle qui l'animait s'amenuisait. Elle étouffait. Elle voulait hurler, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Elle respira la présence d'Alone. Il l'étreignit doucement. Un râle sortit de sa poitrine et les yeux révulsés, elle lui martela la poitrine de ses poings serrés. Il la laissa faire se contentant de la maintenir par les épaules. Et puis, tout doucement, il l'attira contre lui jusqu'à ce que les sanglots éclatent longuement pour finalement mourir sur son épaule. Il répéta plusieurs fois à mi-voix "Sameya, je t'aime".Et leurs larmes finirent par se mélanger.Sameya-Alone.jpg

"Jamais, ils ne pourront écrire le mot paix avec le sang de ton peuple" dit-il alors d'une voix ferme. 

 

 La chaude saison s'étiole. L'incandescence de l'été a fait place à une douce chaleur. Entre figuiers, orangers, cyprès et pinèdes, ils ont parcouru les espaces naturels du mont Scopus. Ils ont goûté à la fraîcheur de la source naturelle, véritable mélodie souterraine jaillissant du massif. Ils se sont reposés sur les terrasses antiques, témoins discrets de l'agriculture d'antan. Alone et Sameya contemplent le panorama de la cité des peuples antagonistes.

      buissons Scopus

Ils sont là dans la colline, seuls, à l'abri des grands rochers blancs. Leur bonheur est immense. L'attente de ce moment a été longue, car trop de choses autour d'eux les séparaient. Après cette terrible expérience, vécue il y a quelques mois déjà, ils ont eu du mal à se retrouver. Mais aujourd’hui le soleil d'une fin d'été les inonde et en dedans d'eux un flot de sentiments réfrénés les trouble. Envahi par une émotion étrange et nouvelle, il s'est approché d'elle, lui a ôté le voile et elle n'a pas protesté. Il découvre enfin, sans contrainte, ce visage ovale encadré cette fois par de longs cheveux noirs coulant en cascade sur ses épaules rondes. Un instant, sa respiration s'arrête. Pourquoi fallait-il cacher tant de beauté ? Il se penche et ses lèvres rencontrent les siennes, douces et tièdes. Les cils se croisent et les corps sont gorgés de désir.

Mais Sameya soudain a peur. Elle écoute les déflagrations qui s'estompent dans le lointain. Le bruit d'un feu d'artifice étrange accompagné de sang et de cris s'échappe de sa mémoire. Elle entend les rockets qui se déchirent la gorge dans un hurlement sauvage en crachant leurs engins de mort et allument l'horizon d'une lueur rougeoyante. Elle revoit les arbres aux racines habillées de sang et les maisons aux ouvertures béantes exhalant, dans un dernier fracas, la poussière qui pour quelques instants dissimule complètement les gravats.

Mais l'amour est plus fort que l'angoisse qui remonte à la surface. Le garçon lui murmure sa tendresse à l'oreille, l'enveloppe de ses bras et puis, sur l'herbe douce et chaude, l'attire par terre à côté de lui. Et sa peau se tend sous la pression de la vie qui veut s'échapper de son corps. Les visions funestes s'évaporent au contact de leur corps. Dans leur esprit, les hurlements secs des kalaknikofs cessent.

Sur le cou tendre, qu'il a mis à nu, il promène sa bouche humide, légèrement entrouverte, pour aboutir à la courbe harmonieuse de l'épaule. Ils sont allongés l'un contre l'autre et le contact des chairs leur procure une délicieuse tiédeur. Un immense silence, troublé seulement par leur respiration et le chant d'un chardonneret élégant, forme une bulle rassurante. Sous une strate de tendresse sublimée par la beauté des lieux, ils ont extirpé du fond de leur être la haine qui les entoure. Il enlève sa chemise et elle découvre son corps dessiné par les muscles saillants sous la peau brune. Il est beau et fort comme l'odeur de l'été, elle est belle et sensuelle comme un matin de printemps.

Dans un ardent désir, elle lui saisit la tête et la presse contre sa poitrine. Il respire son parfum à pleines goulées, comme un plongeur émergeant de l'océan aspire l'oxygène dont il était privé. De ses doigts délicats, il dégage de la toile les petits seins fermes et ronds et les emprisonne tendrement dans la douceur de ses mains. Sa bouche retrouve les lèvres vermeilles, puis les quitte pour entamer la descente vertigineuse de la gorge qu'elle lui offre sans retenue. Il part à la conquête de ses mamelons adolescents lovés dans les plis de la robe qui lui font comme un nid douillet. Il s'y attarde longuement, subjugué par leur douceur, avant de parcourir le ventre plat et découvrir la forêt virginale qu'il effleure délicatement.

Alors, elle s'offre entièrement à lui. De son corps nu, il la recouvre et lentement, avec une infinie tendresse, ils se prennent leur virginité d'enfant. Quand leur amour explose, c'est comme un éblouissement. Leurs corps fusionnés se gonflent de vie et s'emplissent de beauté, tandis que leurs âmes unies et plus rapides que l'alouette s'élancent vers le ciel dans l'extase du chant de la plénitude du bonheur. Une traînée d'or éblouissante, de sa douce chaleur les enveloppe à jamais dans une immense liberté.

 amoureux-baiser-torse.jpg

        Mais brutalement, une immense explosion retentit dans le quartier de Jérusalem-Est.  Sameya se réveille à la réalité. L'image de son frère Fahd surgit devant elle.Explosion-dans-la-ville.jpg

Fahd est un adolescent âgé de seize ans. 

jeune-homme-t.shirt-blanc.jpg Elle l'aime profondément et partage avec lui depuis toujours une complicité fraternelle.

Elle se souvient que ce matin, quand il l'a embrassée, ses yeux étaient brouillés par un parfum de larmes. Alors, les images du jour où son frère est revenu couvert de sang défilent à toute vitesse sur l'écran de ses souvenirs. Le regard hagard, passant devant elle sans dire un mot et ne semblant pas la voir, il s'est dirigé vers la douche et pendant de très longues minutes, il a fait rebondir sur ses épaules les gouttelettes transparentes.

Elle a essayé de savoir ce qui était arrivé, mais il s'est muré dans un mutisme qui l'effrayait. Ce n'est que le jour d'après qu'elle a su ce qui s'était passé.

 

Pour Fahd, qui était un garçon joyeux et affectueux, tout a basculé le soir ou Mohamed Al Saafin, un militant du Djihad islamique recherché par l’armée israélienne pour son implication supposée dans deux attentats suicides, fut tué. Ce soir-là, à la faveur de l'obscurité de la nuit tombante, Mohamed rejoint sa maison située en bordure du camp de réfugiés de Nusseirat. Mais un piège était tendu. En quelques minutes, une colonne de blindés encercle son domicileAl-Saafin refuse de se rendre et une fusillade éclate. A l'appel du muezzin, des dizaines de militants en armes accourent. Deux combattants de vingt-cinq et dix-huit ans sont tués dans les combats. De nombreux blessés, dont beaucoup d'enfants, sont évacués. Entre-temps, les chars se déploient sur les axes principaux du camp en faisant un boucan d’enfer. Les tirs des mitrailleuses se déchaînent. Fadh se retrouve au sein de la bataille. Il est là pour rejoindre ses amis Youssef et Nabil avec qui il avait rendez-vous. Il a juste le temps de les apercevoir au coin de la rue avant de se jeter à l'abri dans l'encoignure d'une porte. Devant lui, une petite fille figée par la peur au milieu de la rue est soudain frappée par deux balles dans la poitrine. Fadh se précipite pour la ramasser. Ilham, âgée de quatre ans, dans un grand hoquet de sang, meurt dans ses bras. Tandis que les balles sifflent autour de lui, il couvre la fillette de son corps comme s'il pouvait encore la protéger de la mort et prostré par l'horreur, il demeure immobile. Son visage couvert de sang et de larmes garde les yeux grands ouverts sur un vertige sans fin. Et les minutes égrènent les heures de l'épouvante.

Au bout de quelques heures, les tirs des mitrailleuses s'espacent et les chars se retirent. Quand les coups de feu cessent enfin, la lumière naissante de l'aube laisse deviner un amas de ruines.

Youssef et Nabil ont passé la nuit dans une cave. Ils se risquent à partir à la recherche de Fahd. Ils sont terriblement inquiets car, un fugitif instant, ils l'ont aperçu devant eux fuyant les combats. Un lourd silence écrase la poussière. Plus rien ne bouge. Les deux garçons se croient en sécurité. Ils avancent prudemment en longeant les façades éventrées, lorsque deux coups de feu espacés de quelques secondes déchirent le calme apparent. Youssef meurt sur le coup touché d'une balle en pleine tête, tandis que Nabil s'écroule atteint par une balle qui lui a traversé la gorge.

Palestinien tué

Alors, un long cri de Fahd, qui a tout vu, crible les murs de la rue. Sans réfléchir, il franchit à découvert la distance qui le sépare de ses amis. Il s'agenouille près de Nabil, lui saisit la tête entre les mains et la dépose sur ses genoux. Dans ses mains, des flots de sang s'écoulent par à-coups de la blessure béante. A chaque inspiration, le sang pénètre dans les poumons du blessé. Soudain, son corps se raidit et il meurt, les yeux grands ouverts, noyé par son propre sang. Alors Fahd, hébété, se relève. Il offre son corps à l'ennemi, puis il hurle toute son horreur et au bout de quelques instants ses hurlements finissent en sanglots écorchés. Deux soldats israéliens l'observent par l'ouverture d'une fenêtre. L'un ajuste à nouveau son tir, mais l'autre d'une main ferme lui abaisse son arme et le frappe au visage en lui criant : "Pourquoi devais-tu tuer ces gamins, aujourd'hui assez de malheurs n'ont-ils pas été semés ?

Fahd s'est écroulé à genoux. Aujourd'hui, la mort n'a pas voulu de lui. Ses deux mains écrasent les larmes sur son visage. Lorsqu'il se relève, il a perdu son innocence d'adolescent. Il n'échappera pas à l'horreur de ce qu'il a vécu. Désormais, la haine a remplacé la peur. Il se promet que l'hyène ne dévorera plus jamais la gazelle.

Depuis cette journée terrible, Sameya est inquiète. Son frère s'est éloigné d'elle. Il ne partage plus rien avec elle. Quand elle le regarde ses yeux se dérobent constamment.

Depuis six mois, elle sait qu'il fréquente assidûment des membres du Hamas. Il disparaît toute la journée et souvent, il ne rentre pas dormir. En réalité, il est pris en charge par un jeune adulte nourri durant toute son enfance au brouet de la haine et de la violence d'un iman enrubanné. Avec d'autres adolescents, il reçoit les enseignements du djihad

Preche-imamentoure-de-gardes.jpgincluant le meurtre et le terrorisme : le croyant a pour devoir de porter secours aux musulmans persécutés par un gouvernement étranger qui use de la force pour s'opposer à 'instauration du règne de Dieu sur sa terre. Les objectifs sont la création d'un état islamique palestinien, dont la capitale sera Jérusalem, et la destruction de l'Etat d'Israël. En faisant de son corps une bombe qui le consumera, par la grâce d'Allah, le martyr fera goûter l'amertume à l'infidèle.

Ce matin Fahd est prêt. Il a noué, sur son ventre nu, la ceinture d'explosifs. Il l'a ensuite dissimulée sous une ample chemise. Il est calme. Bientôt, en tant que martyr, il ira rejoindre le paradis promis où il sera entouré de mille vierges et pourra se désaltérer à la source claire et se nourrir à la rivière de miel. Il y retrouvera Nabil et Youssef ses copains de toujours. Hier, il a enregistré son message de mort. Il y précise qu'il agit pour l'amour et la liberté de son peuple et pour la gloire d'Allah.

D'un pas ferme, il se rend à l'arrêt de bus. Après quelques minutes d'attente qui lui paraissent une éternité, il monte dans un véhicule bondé en majorité d'adolescents. En voyant ces jeunes gens souriants qui se rendent à l'école, un très court instant, il hésite, mais le regard soupçonneux d'un militaire le décide. Il doit donner le change et il embarque dans le bus où il joue des coudes pour se retrouver debout au milieu de l'allée, dans la cohorte joyeuse ; c'est là que la bombe fera le plus de dégâts.

Tout contre lui, une jeune israélienne se cramponne à la main courante située au-dessus d'elle. Elle est vêtue d'un chemisier blanc immaculé, que sa position en extension soulève légèrement, découvrant ainsi, juste au-dessus de sa ceinture, une bande de peau satinée. Sous l'étoffe fine, il devine les petits seins nus pointés vers l'avant. A chaque tournant de la route, son corps s'appuie contre le sien. Il croise son regard : ses yeux ont la couleur du ciel et son visage celle du miel. Il la dévisage et est surpris par la ressemblance avec Sameya. Elle lui sourit… mais son sourire se fige ; sur ce beau visage juvénile, à quelques centimètres du sien, elle voit flotter une inquiétante gravité. Elle aperçoit dans les prunelles noires, parsemées de grains de poussière d'or, un gouffre de souffrance… elle comprend. Elle comprend, en un éclair, que c'est fini, que sa vie va basculer dans le néant, qu'elle ne connaîtra pas l'amour, qu'elle n'aura pas le temps d'épanouir son corps de femme, de rencontrer l'homme et d'enfanter le fruit mûr de sa passion. Elle ne pourra plus se réveiller, marcher, courir, rire, chanter, caresser, humer l'air du petit matin, se dorer au soleil et s'endormir dans la tiédeur de ses draps blancs. Dans le regard fanatique du jeune homme, son instinct de femme a deviné les intentions de meurtre.

Elle voudrait crier, mais pas un son ne franchit le fond de sa gorge et elle le regarde, fascinée, comme la proie sous le regard du serpent. Alors, lentement, presque sans savoir, profitant d'un arrêt du véhicule, dans un désir irrésistible, le jeune homme insinue sa main gauche sous le chemisier blanc tandis que la main droite glisse vers le détonateur. Il se relie ainsi à la vie et à la mort. Il caresse la peau fine et douce où se répercute le frémissement d'une respiration saccadée. C'est la première fois qu'il touche le corps d'une femme ; cette découverte le bouleverse. Il ne savait pas que quelque chose d'aussi doux pouvait exister. Un long frisson le traverse tout entier. Comme pour renforcer le lien qui l'unit à elle, il se caresse le ventre ; sous sa peau, il sent ses muscles soudain se crisper par le doute et la peur, cette peur qu'il n'avait plus connue depuis la terrible nuit de la tuerie de ses amis. Au contact de cette double caresse, il sombre brutalement dans une immense détresse. Une sueur fine perle sur sa peau que le courant d'air chaud des fenêtres ouvertes ne parvient pas à dissiper. La douceur du visage de Sameya envahit son cœur. La carapace de haine se fendille et il sait. Maintenant, il sait qu'on lui a menti, que la haine engendre la haine, que le sang des innocents ne fera pas tomber la barrière qui sépare les peuples. Que seuls l'amour et la tolérance pourront détruire les murs de béton érigés pour les séparer.

A l'instant précis de cette révélation, son doigt rencontre la commande de mort et le bus démarre brusquement. Dans un réflexe pour se retenir, sa main agrippe le détonateur. L'explosion est terrible et le bruit, au-delà des maisons, percute les collines environnantes. Le corps de Fahd se déchire en lambeaux de chair qui se projettent et se collent sur la structure du bus. De ce garçon magnifique, dont le cœur et le corps étaient faits pour aimer, il ne reste plus qu'une affreuse bouillie mêlée à un carnage de feux, de tôles tordues, d'éclats de verre et de sang. Seule la tête est intacte ; les grands yeux noirs éteignent, un à un, les grains de poussière d'or et semblent regarder, incrédules, le chemisier blanc, qui de rouge se teinte lentement au son du hurlement des sirènes.

 hamas-explosion-bus.jpg

Dans la colline, Sameya pleure doucement.

 

         Devant mes yeux, sur un grand écran blanc, défilent, en lettres de douleur, des questions lancinantes.

         Toi la mère, toi le père de cet adolescent, pourquoi serez-vous si fiers de lui et de son acte insensé ? Pourquoi ne pas l'avoir aimé suffisamment fort, afin de le soustraire aux griffes de ces ayatollahs fous, qui dénaturent les enfants au profit du pouvoir tyrannique de leur religion ? Et n'évoquez pas la volonté de votre prophète, il n'a pas voulu cela.

         Et toi, Premier d'une nation martyrisée, as-tu oublié les souffrances passées pour oser porter l'humiliation, la misère et la mort aux hommes du pays voisin, au point de les acculer à une si grande haine et un si grand désespoir ?

         Et toi, tranquillement, tu fais crotter ton chien sur la pelouse de la maison blanche pendant que tes avions sèment la terreur et la mort à des milliers de kilomètres de toi et que tes soldats meurent en terre étrangère. Pourquoi es-tu si sûr de ton bon droit ? Ne sais-tu pas que Dieu, s'il existe, jamais ne bénira la guerre des hommes ?

         Et toi, le dictateur sanguinaire qui giflait ses collaborateurs, leur crachait au visage, les faisait pendre ou fusiller, toi qui es responsable de centaines de milliers de morts, de l'oppression et de la misère de ton peuple pendant que tu te prélassais dans tes palais luxueux, si ton corps est encore vivant, ton âme est morte depuis longtemps.

         Et toi, pauvre peuple d'Irak, délivré d'une dictature vas-tu te jeter dans une autre, celle de ces religieux moyenâgeux, celle où la culture, la danse et la musique n'auront plus de place, où la femme ne sera plus que l'objet servant, au travers de la fente d'une étoffe, à assouvir les besoins de tes mâles en rut ? La beauté de tes enfants mérite-t-elle cela ?

         Et toi, vêtu de ta robe blanche pour nier ton sexe et coiffé d'un chapeau d'un autre âge, pourquoi vocifères-tu, en brandissant la croix, ton message de paix au travers de ce rictus qui m'évoque tout, sauf l'amour ? Pourquoi n'as-tu pas pris ton bâton de pèlerin pour le porter, toi-même, jusqu'à Bagdad, Gaza et Jérusalem ?

         Pourquoi tout cela, encore, aujourd'hui, au moment même où je respire ?

Quand cela s'arrêtera-t-il ?

         Et moi, qu'ai-je fait pour l'enfant que l'on viole, pour la femme battue et humiliée, pour l'homme que l'on torture et qu'on assassine ? Qu'ai-je fait pour bouter la violence hors ce monde et l'extirper des profondeurs de mon être, pour nourrir l'enfant qui a faim, pour rendre l'espoir aux hommes perdus, pour protéger la nature qui s'asphyxie ? Qu'ai-je fait pour ceux qui, tout simplement, m'entourent ?

J'ai vu le petit Ali étonnamment beau malgré son masque de souffrance. J'ai eu envie de crier, de le serrer contre moi, de le couvrir de baisers pour calmer sa douleur et lui rendre ses bras. J'ai vu le petit Ali mais je n'ai rien pu faire et son visage me hante. Je sais que je ne peux prendre en charge toute la misère du monde, je ne peux même pas m'emparer de mon propre destin. Pourtant, choisir l'inefficacité de l'abstention sous le prétexte de mon impuissance serait faire preuve de lâcheté.

 Mais que faire ? Je n'ai pas de réponse.

 Alors, il me reste la révolte, celle qui stigmatisera le meurtre comme moyen d'action politique et qui dénoncera la loi du plus fort, celle qui m'obligera à me remettre en question et donnera un sens à ma vie.

Il me reste le rêve.

Quand la tension est trop forte, j'essaye de m'évader. Je rêve de mon enfance comme d'un pays paisible ; je songe à ces contrées comme à une terre lointaine où je pourrais retourner un jour. Je traque mes souvenirs dans tous les paysages qui composaient la beauté de ce petit monde. Je veux m'abstraire du présent pour prolonger le temps révolu de mes amitiés d'adolescent. Je voudrais, encore une fois, me mettre à l'abri des grands rochers blancs.

J'aspire à la clarté pour les autres et pour moi, mais la clarté tue les ombres et sans elles le dessin est plat, il est sans vie. La mort et la vie, la souffrance et la joie, la trahison et l'amitié, l'indifférence et la sollicitude, le jour et la nuit, ce sont les interfaces inévitables qui jalonnent mon chemin. Se peut-il que l'on puisse connaître le bonheur dans ce cheminement sinistre ?

Je doute.

La vie autour de moi a bousculé l'illusion et rompu le charme, me plongeant dans une mémoire qui s'efface. J'essaye de recréer une vie, mais ce n'est jamais celle que je recherche et plus je m'acharne, plus je perds mes références. Ma tête se met à tourner, les petits cris de la vie deviennent des hurlements et l'envie et la rage de tout détruire s'emparent de moi. Alors, la lumière se retourne, les ombres s'inversent, les mensonges deviennent des vérités. Je sais que je fais mal et j'ai mal. Et les jours sans vie et les nuits sans sommeil me laissent dans une inépuisable fatigue.

 galerie-membre-perou-coucher-de-soleil-sur-les-dunes-0.jpg

         Mais heureusement que le soleil se lève, que dans la rivière profonde, par instants, un fond de pierres scintillantes remonte à la surface, que l'oiseau continue de bâtir son nid, qu'il chante et prend son envol.

         Heureusement que, par sa couverture laiteuse, la brume gomme toutes les imperfections, laissant à peine émerger les troncs majestueux de la forêt des illusions.

         Heureusement que la fleur éclôt et offre son nectar enivrant à l'abeille courageuse, que l'arbre fruitier fleurit et sème ses pétales annonçant ainsi les prémices de l'abondance de ses fruits. Heureusement que le pollen envahit et féconde la terre amoureuse, que la chrysalide se transforme peu à peu et que le papillon déploie enfin ses ailes, que les longues herbes ondulent faiblement sous le souffle du vent tandis que la pluie plonge les bouleaux blancs dans une douce et brumeuse mélancolie.

         Heureusement que le soleil se couche sur la mer apaisée, que les étoiles scintillent dans la voûte céleste et que l'astre lunaire illumine, de son rayonnement argenté, l'air rafraîchi par la rosée nocturne et embaumé par la lavande sauvage.

         Heureusement qu'il y a cela.

         Heureusement qu'il y a les grottes de Lascaux, les cathédrales et les humbles chapelles, heureusement que Bach, Mozart, Stravinsky et les autres nous font goûter à l'ineffable musique, que Breughel peint les saisons, que Monet fait vibrer les nymphéas, que Van Gogh enflamme les cyprès et les tournesols, que Picasso, dans Guernica, clame sa révolte.

         Heureusement que l'enfant naît, qu'il se nourrit au sein généreux, qu'il rit et s'endort dans les bras de celle qui le console.

         Heureusement que le couple s'aime, que la main caresse et soigne, qu'elle construit et s'offre à l'ami fidèle.

         Heureusement qu'il y a tes yeux, ta bouche, ton corps.

         Heureusement qu'il y a toi. Heureusement qu'il y a "la"vie

         Heureusement qu'il y a cela, mais pour combien de temps encore ?

 Colombe

                                                                                    José,      Avril 2003

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commentaires

G
J'adore!
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  • : Le blog de José Pigeolet
  • : Peindre avec les mots ou écrire avec la couleur; la peinture et l'écriture créent des atmosphères qui jettent sur le monde qui nous entoure un regard révélateur de ce que nous sommes et ce vers quoi nous allons. Peindre ou écrire sont des actions qui commencent par la même angoisse du blanc sur la toile ou la page. Expulser les images que l'on a en soi, dans la joie ou la douleur, mais toujours dans le doute. Les jeter sur un support aide à mieux comprendre ce que l'on est par la vérité qui se révèle dans le regard des autres dans leur contact avec les œuvres. C'est l'ouverture de la route sur la quête de son identité. Réflexions colorées ou écrites, vous en trouverez quelques-unes sur mon Blog. À vous de les interpréter et peut-être de rejoindre une part de vous-même dans ce lieu "imaginaire".
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