LES FIGUES
Ma bonne-maman Rose, je l'ai dit, était presque infirme, avec ses membres gourds, son dos raide et ses pieds déformés. C'est cela qui explique l'attitude où je la revois lorsque, assise sur un tabouret en une partie inculte du jardin, elle allongeait obliquement ses jambes de part et d'autre d'un feu de souches à quatre pierres pour faire la confiture.
Là en effet est l'extraordinaire: cette vieille qui jouait les Canadairs avant la lettre, inopinément pour le peuple des fourmis arthropodes des allées, avec d'autres relents que ceux de l'essence, cette vieille magicienne percluse et malhabile était capable de fabriquer des merveilles, merveilles de goûts et de parfums.
Tel était le fruit d'une longue expérience paysanne et parmi les odeurs mêlées qui vivaient en nappes sous les aîtres, qui s'étalaient en diffusant, rétrécissaient et puis mouraient, qui renaissaient et se croisaient, selon les courants d'air des portes, selon les heures du jour, selon les saisons et l'ordinaire des productions de la terre, parmi toutes, une particulièrement m'a ravi, que j'ai toujours présente à mes narines, c'est celle des figues cuisant dans le chaudron de cuivre rosé, si noir au-dehors.
Bonne –maman surveillait sans touiller. Remuer les figues avec la grande cuillère de bois eût abîmé lo confiment, car les figues eussent éclaté et se fussent réduites en purée. Très tôt leur jus, lui-même sirupeux, atteignait, une fois mélangé au sucre blanc, une haute température. Les fruits gonflaient alors, et il fallait savoir conduire la combustion sous le ventre charbonneux du païrol. Penché autant que la chaleur le permettait à mes yeux humides, je regardais et je humais.
De plusieurs petits volcans ici et là entre les fruits, venue des profondeurs du mélange, une lave filante et bulbeuse s'écoulait avec un petit bruit d'éclosions gourmandes sans cesse renouvelées. La couleur, d'abord inexistante dans la transparence du sirop froid, fonçait puis caramélisait. Les fruits avaient gonflé en confisant, et la transformation des tissus végétaux rendait la fige transparente à son tour. Toutes les veines de sa peau délicate apparaissaient avec netteté pour entourer doucement un volume parfait, rond, en chair de figue confite, sucrée à point, qui remplirait idéalement la voûte du palais et le creux de la langue, le moment venu, avec délice:
Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt …
(Paul Valéry, Cimetière Marin)
Quand, plusieurs années plus tard, lorsque je serai étudiant et qu’ il s'agira de récupérer d'un coup de fatigue, de me donner un moment de réconfort après des heures de travail, tard dans la nuit ou tôt dans la journée, je puiserai dans le pot de verre une figue confite. Saisie entre le pouce et l'index par l'extrémité dure de sa queue, dernier régal à croquer, et son ambre miré un instant à la hauteur de mes yeux, elle a toujours aussi rondement satisfait mon palais, toujours aussi aisément rempli son office délectable. Elle m'a aussi à chaque fois ramené aux heureuses années de mon enfance et j'ai revu la vieille breïcha affectionnée, ronde dans ses voiles noirs, devant un chaudron noir et rond, à peine plus volumineuse que lui, et je ne suis pas loin de penser qu'elle ressemblait elle même aussi, Rose, son visage rose émergeant de ses voiles noirs, et dorée par le reflet du cuivre comme le jus de la figue qu'elle savait si bien élaborer…
Je revois ses longs doigts noueux cueillant les panses rebondies parfois fendues par l'air humide. Alors, la chair blanche et rosée apparaissait, convoitée des guêpes et des abeilles grondantes de colère. Comme elle, je sus bientôt guetter en signe de maturité la goutte miellée à l'orifice de la fleur. Savez-vous que la figue cueillie est encore une fleur, dont les fruits sont cachés en elle ? De cette fleur, vous ne verrez jamais les pétales. Étrange fleur, jamais éclose, sans attraits, sans pétales, sans couleurs, qu'un hyménoptère parasite du caprifiguier, le figuier sauvage des chèvres, sait lui seul féconder… Mais ce que je ne saurais jamais, c'est procéder à l'ultime opération de surveillance de la cuisson.
L'air soudain devenu plus grave, vers la fin du temps voulu, qu'elle ne comptait jamais, elle élevait sa cuillère en léger contre-jour devant ses yeux, au-dessus d'une soucoupe. Il s'agissait d'éprouver comment le jus faisait la goutte. En fin de cuisson, la lave devenait plus visqueuse, les bulles avaient de la peine à percer. C'était le moment d'être attentive. La goutte devait tomber à peine, comme à regret, dans la soucoupe. Le feu arrêté trop tôt, la goutte tombant trop vite, la confiture se fût mal conservée; la goutte étudiée trop tard nous eût valu une confiture trop brune qui, après du temps, eût cristallisé désagréablement pour les dents.
Jusque là, enfant gourmand peu soucieux des lendemains, j'attendais qu'elle eût fini son examen pour goûter, lécher, effacer de la soucoupe le jus encore tiède et faire craquer sous mes dents les minuscules grains, concentrés d'arôme, qui portaient encore l'âme évanescente de la figue.
Henri B. Laboucarié